Folie royale (2/2)

Pendant que Charles VI s'enlise dans une folie pas si douce, les guérisseurs rappliquent à la Cour. Il n'y a pas à dire : les fakemed de l'époque étaient de belle facture.



Dans ce blog Histomède Jean-Christophe Piot relate avec une rigueur certaine – et une certaine liberté de ton – les pages les plus marquantes de l'histoire de la médecine.



Après que sa petite partie de chasse se soit transformée en tuerie champêtre – on vous a raconté ça ici – Charles VI s'est enlisé dans une folie pas si douce. Son entourage en fit les frais, quelques sorciers aussi. Les médecins de l'époque quant à eux eurent beau se casser la tête, ils ne firent pas de miracle.       


Des crises et des rémissions
(mais surtout des crises)

Les mois qui suivent semblent marquer un retour aux affaires courantes en dépit de quelques alertes, jusqu’au printemps 1393 – c’est l’avantage d’un pareil patient : chaque jour ou presque de son existence est décrite et commentée par son entourage direct ou indirect. 

Le 15 juin donc, Charles VI « revint en la fureur où il avait été au Mans », écrit Juvénal des Ursins. Dès lors, les épisodes de folie n’arrêteront plus de se succéder à des intervalles de plus en plus courts. De 1393 à 1422, année de la mort du roi, l’historien Bernard Guénée a recensé 53 crises successives – encore ne s’agit-il que des épisodes qu’on se donne la peine de signaler, une fois la folie du roi admise comme un fait qui ne se commente plus au jour le jour. 

Entre chaque épisode, Charles VI connaît des périodes de rémission, relatives d’ailleurs : dans ses moments de lucidité, il cède à l’abattement face aux conséquences de son comportement. Michel Pintoin, connu des historiens comme le Religieux de Saint-Denis, s’en désole sur des pages : «il commença (…) à se livrer à des extravagances tout à fait indignes de la Majesté Royale. Il n’avait d’abord point cessé de reconnaître ses amis, ses familiers et tous les gens de sa maison (…) Mais, à la longue, son esprit se couvrit de ténèbres si épaisses qu’il oublia complètement jusqu’aux choses que la nature aurait dû lui rappeler. Ainsi, par une bizarrerie étrange et inexplicable, il prétendait n’être pas marié et n’avoir jamais eu d’enfants…»

Pour pittoresques qu’ils soient, les récits de ses crises n’en sont pas moins inquiétants quand on se rappelle que personne ne peut déposer un prince de France, intouchable parce que sacré à Saint-Denis et donc monté sur le trône de droit divin. Charles VI n’est pas un simple fou, c’est un roi fou, et même un roi qui s’enfonce chaque année un peu plus dans la démence. Avec de lourdes conséquences dans un royaume divisé.

Au cours d’une régence qui ne dit pas son nom, c’est sous son règne que l’Angleterre reprend du poil de la bête et s’installe en Normandie, que la chevalerie française se fait tailler en pièces en 1415 à Azincourt et qu’on signe surtout le désastreux traité de Troyes qui fait en théorie du roi d’Angleterre l’héritier du royaume de France…

La liste des symptômes et des troubles de Charles VI, longue comme le bras, est confirmée par tous les témoins du temps. Un matin, le roi soutient qu'il ne se nomme pas Charles, mais Georges (c’est joli, Georges). Le lendemain, qu’il n'est pas marié, qu’il n'a pas d'enfants et qu’il n’est pas roi de France, ce qui le pousse à gratter ses propres armoiries avec fureur sur les meubles et les tapisseries, quand il n’envoie pas une bûche à travers une vitre marquée par les trois lys. 

Non seulement Charles ne reconnaît plus la reine, Isabeau de Bavière, mais il la prend en horreur et la repousse en hurlant qu’il faut retirer de sa vue cette femme qui l’importune. Dans le même temps, il ne lâche pas sa belle-sœur Valentine, au point qu’on finit par l’éloigner de la cour. 

Il lui arrive, raconte le Religieux de Saint-Denis, de «danser de manière burlesque et obscène sans aucun souci de sa dignité» dans les couloirs de son hôtel de Saint Pol, où il faut bientôt murer les fenêtres de peur qu’il ne saute à travers dans une de ces crises qui le jettent hagard dans les couloirs : «Il courait souvent çà et là dans son palais, jusqu’à complet épuisement de ses forces». Autre manifestation frappante : le roi se dit parfois fait de verre et redoute de se briser en mille morceaux, au point de s’entourer d’oreillers matelassés et de cesser de monter à cheval, loisir qu’il adore pourtant.

D’autres jours, il tombe dans une torpeur et une tristesse infinie, suppliant qu’on lui retire son couteau pour ne blesser personne. Dans la vie intime, il se montre si violent et si brutal qu’on ne laisse bientôt plus accéder à la chambre de la reine qu’en présence de ses médecins et de quelques solides gaillards – il lui fera onze enfants tout de même, dont le futur Charles VII. On finit quand même par lui barrer la chambre d’Isabeau de Bavière, quitte à appointer une maîtresse royale un peu spéciale, Odette de Champdivers, chargée de «soulager» les appétits charnels du roi tandis qu’on protège l’intégrité physique de la reine.

En 1405, le roi connaît une crise longue : pendant cinq longs mois, il refuse de changer de linge, de se laver et de se laisser raser, explique le Religieux de Saint-Denis : «la crasse produite par la sueur avait fait venir des pustules sur plusieurs parties du corps. Il était rongé de vermine et de poux qui auraient fini par pénétrer dans les chairs». Il faut le saisir par surprise et le laver de force pour lui redonner un semblant de dignité. Bref : quand le roi ne se balade pas la biroute à l’air, il se montre tour à tour surexcité ou prostré, incapable dans les deux cas d’assurer ses tâches.

Le plus beau dans tout ça, c’est que sa santé physique en pâtit assez finalement assez peu : quelques mois avant sa mort, en 1422, il s’exerçait encore au tir à l’arc dans les fossés du château de Vincennes . Avant de s’éteindre à l’automne, à 53 ans et après 40 ans d’un règne désastreux, bien qu’il n’y soit pour rien.


Traiter la folie : sorciers et guérisseurs

Il serait par ailleurs faux de croire que personne ne tente rien pour soigner la démence du roi, qui passé le temps des euphémismes n’est plus vraiment discutable. Pour ses contemporains, la furor du roi, sa frénésie, ne saurait avoir que deux causes : le poison ou les sortilèges. 

La thèse de l’empoisonnement étant finalement écartée par l’entourage du roi, reste la  seconde qui paraît une évidence à une époque où pas grand monde – médecins et religieux compris – ne conteste l’existence et l’efficacité des arts occultes. 

Même si tous les clercs ne s’entendent pas pour savoir s’il est sain ou non de soigner le mal par le mal, une tripotée de sorciers, de mages et d’astrologues débarque à la cour. Citons Arnaud Guillaume, un magicien qui se prétend capable de guérir le roi d'un seul mot grâce à sa science des astres et au grimoire de Smagorad, un précieux ouvrage qui date à l’en croire d’Adam en personne. Surréalistes et drôles aujourd’hui, les témoignages des contemporains regorgent d’épisodes du même genre. 

Jusqu’en 1398 au moins, cette palanquée de sorciers et d’alchimistes se fait fort de réduire les symptômes du roi contre le versement de petites fortunes, versées en général par des princes de sang soucieux de se faire bien voir du roi en cas de succès. 

Tous sont plus pittoresques les que les autres – la palme revient toutefois aux deux sorciers qui recommandèrent à douze hommes enchaînés de se rendre au milieu des bois pour y tenir un vaste cercle de fer en récitant des incantations par une nuit de pleine lune. Inutile de dire que ça n’a pas marché et qu’à ce jeu risqué, pas un seul de ces sorciers n’échappa au supplice une fois l’échec constaté : le bûcher ou la décapitation, en général, avec quelques écartèlements dans les cas les plus sportifs.


Mais de quoi diable souffrait Charles VI ?

Pour être honnête, l’entourage du roi ne s’est évidemment pas contenté de livrer Charles VI à une bande de rebouteux pour certains aussi atteints que lui. Mais avec un tableau clinique pareil, bien malin qui peut dire de quoi souffrait exactement le roi. Chez ses contemporains, le mot folie qui existe pourtant, est d’ailleurs rarement employé. On parle de «fureur», de «frénésie», d’«insanitas» ou de «perte de l’entendement», mais le fait est qu’aucun praticien ne comprend rien à cette maladie «qui moult les ébahit et déconfit», note Juvénal des Oursins.

Les médecins ont pourtant fait leur possible pour traiter le roi, ou au moins le soulager. Mais aucun praticien du temps ne disposait de l’arsenal théorique ou pratique nécessaire pour parvenir à quoi que ce soit, une fois sorti de mesures qui relèvent au mieux du vœu pieu. Comme lorsque le médecin Guillaume de Harseley recommande de «ne pas le courroucier ni le mélancholier»… 

On entoure donc le royal patient d’une douceur vigilante et d’une écoute bienveillante qui n’excluent pas certaines mesures de contention limitée, entre deux distractions appropriées : jeux, exercices physiques, etc. 

Les physiciens de la cour en sont réduits à tenter des actes dangereux et inutiles comme la saignée ou… un semblant de trépanation, une «purgation de la tête» destinée à évacuer les «vapeurs» cérébrales pour équilibrer les fameuses humeurs. Chou blanc, évidemment. Après quinze ans d’effort, l’Université de Paris finit par admettre officiellement qu’elle n’y comprenait rien. «Finalement on ne sut que conclure, ce dont les seigneurs ne furent pas bien contens», relève avec un rien d’ironie le même Juvénal des Oursins.

Et aujourd’hui ? Si poser un diagnostic sur un patient mort depuis plus de 600 ans ne saurait évidemment conduire à la moindre certitude, beaucoup de médecins – fascinés par ce cas exceptionnel par sa gravité comme par sa durée – se sont risqués dès le 19e siècle à différentes hypothèses. 

Le diagnostic qui revient le plus souvent est celui d’une psychose maniaco-dépressive – bien cognée tout de même. Certains ont cru deviner les signes d’une schizophrénie, comme le docteur Deblauwe, qui voit aussi dans l’épisode de la forêt du Mans une bouffée de délire paranoïaque. Les historiens, eux, n’ont aucun doute : personne ne saura jamais.  

 

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