Salim Rezaie, urgentiste au Texas : «Nous allons traverser cela, mais ensemble»

Salim Rezaie, urgentiste texan, est le créateur du site de référence REBELEM. Il nous livre son ressenti : les années Trump, le racisme, la pandémie dévastatrice.



Salim Rezaie est urgentiste dans la ville de San Antonio, au Texas. Il a créé en 2013 le blog internationalement reconnu REBELEM (Rational Evidence Based Evaluation of Literature in Emergency Medicine). Son but est de créer un pont entre la recherche et la clinique, en évaluant par une méthode critique l'applicabilité des résultats des recherches scientifiques au traitement des patients (principe du bench to bedside - «du laboratoire au chevet du patient»). REBELEM vise aussi à consolider les connaissances fondamentales et à améliorer la transmission des informations (qualité des présentations). Le site utilise des formats variés : textes, podcasts, vidéos, infographies.  

Vous trouverez dans notre blog «Urgences» la traduction de certains articles de REBELEM, avec les commentaires de médecins français. 

Ce texte a été rédigé en décembre 2020.



«Quatre ans de plus»

C’est ce que j’ai pensé le 3 novembre, en regardant CNN. J'étais abattu. Trump était alors en tête d'après les premiers dépouillements. Ce qui veut dire que plus de la moitié du pays croyait aux affirmations de cet homme. La semaine suivante, je me suis vite senti beaucoup mieux. J'étais heureux mais seul chez moi, à cause des restrictions. Mais j’ai aussitôt appelé mon frère et mon père.

Je trouve que ce qui se passe aux USA en ce moment est très embarrassant. Nous sommes des millions d’américains à être gênés. Regardez de quelle manière Trump a parlé d'Obama. Souvenez-vous qu’Obama l'avait accueilli si aimablement à la Maison Blanche, et avait assuré une transition parfaite. C’est comme cela que ça devrait se passer, avec élégance ou au moins dignité, au nom de l'intérêt supérieur de notre nation.

Vous le savez, le Texas est un État majoritairement Républicain. Autant dire que je représente une minorité ici. Mais ce qui importe ce n’est pas mon opinion personnelle. D’ailleurs, la politique, nous n’en parlons jamais avec les patients. La religion non plus. Ils sont là pour recevoir des soins médicaux, c’est tout. Je n'ai jamais eu de problème avec ça. Entre collègues - médecins, infirmières, assistants médicaux - nous abordons rarement le sujet. Je dirais que cela représente 5% de nos échanges. Même si nous ne sommes pas toujours du même avis, la discussion n’est jamais conflictuelle. Cela tient peut -être à l’organisme pour lequel je travaille : tout le monde est ouvert d'esprit, prêt à discuter.

Je fais partie d’un groupe de médecins urgentistes qui travaillent sous contrat avec le Methodist Health System, l'un des principaux prestataires de soins du Texas du Nord. Nous travaillons dans huit services d'urgence différents au sein d'hôpitaux communautaires. Dans certains d’entre eux les patients sont en majorité pauvres, sans assurance santé. Dans d’autres ils sont riches, parfois très riches, et peuvent obtenir toutes les consultations qu’ils veulent. Cela me donne un bon aperçu de la population.


Le racisme

Le sujet des discriminations, nous ne pouvons plus le cacher sous le tapis. Il y a trop d'assassinats comme celui de George Floyd, et pas assez d'Afro-Américains aux postes de pouvoir. Les quelques manifestations qu'il y a eu à San Antonio ont toutes été pacifiques. On n’a vu aucune violence. Dans les hôpitaux, les équipes sont très mélangées : Afro-Américains, Hispaniques, Asiatiques, Indiens... Je n’ai jamais constaté de tensions, les interactions entre toutes les ethnies sont fluides. 

C’est différent avec les patients. J’en ai vu certains qui étaient ouvertement racistes, et j’ai même été traité de «terroriste», comme ça, en face à face. Je suis médecin, je suis né et j’ai grandi aux USA, mais on peut voir sur mon visage que j'ai des origines iraniennes. Évidemment, ma première réaction dans ces cas-là est une sorte de colère. Je respire un grand coup, et j’arrive à prendre du recul. Ces personnes ont attendu quatre heures, elles souffrent. Les substances chimiques qui circulent à ce moment-là dans leur cerveau les rendent moins sympathiques. Elles n'ont peut-être pas les idées claires et disent des choses qu'elles ne diraient pas normalement. Et même si ces personnes sont racistes ou voient en moi un terroriste, ce n'est pas à moi de projeter quoi que ce soit sur elles. Par contre je vais systématiquement les rappeler à l'ordre et exiger un comportement respectueux, que cela soit vis à vis de moi ou d’autres employés. Ce qui est primordial, c’est de ne rien laisser passer.


La pandémie

Je ne pense pas qu’aux USA il y aura des émeutes dans les semaines à venir. Mais ce qui m'inquiète, c'est la façon dont la transition se fera et le fait que l'administration Biden va prendre du retard. Nous avons absolument besoin que Biden commence à agir dès à présent, parce qu’il faudra des mois pour que la situation s’améliore. Nous savons déjà que la situation dramatique que nous connaisons continuera au moins jusqu’au printemps. Biden a déjà mis en place une task-force «Covid-19». La priorité, c’est de faire comprendre à la population ce que nous apprend la science : l'importance du masque, de la distance sociale, du lavage des mains… Nous n'en verrons pas les effets avant plusieurs mois.

La gestion catastrophique de la pandémie par l’administration Trump a impacté ma pratique. Notre pays n’a pas été préparé pour y faire face. La désinformation permanente dans certains médias et sur les réseaux sociaux a créé de vraies difficultés. Notre pays est profondément divisé, entre ceux qui ont choisi de suivre la science et ceux qui ont suivi Trump. C’est une sorte de guerre civile. Le port du masque et la distanciation sociale sont devenus des enjeux politiques. Cela a rendu mon travail très difficile parce qu’à cause de cela, en première ligne, nous devons soigner beaucoup plus de personnes. Et beaucoup plus de personnes sont mortes aussi.

 


Capture d’écran 2021-01-07 1..

Source : site officiel de la ville de San Antonio * (7 janvier 2021)
Les chiffres sont ceux du Comté de Bexar (San Antonio représente les 3/4 de sa population, avec environ 1.5 millions d'habitants). 


La deuxième vague est pire que la première. Il y a chaque jour plus de cas et plus de décès. C'est épuisant et nous n’en voyons pas la fin. De nombreux systèmes hospitaliers sont actuellement débordés, et les unités de soins intensifs sont pleines. Il faut sans cesse se protéger, protéger le personnel, prendre des décisions difficiles et expliquer ce que l’on fait, encore et encore. Le plus difficile, c’est d'annoncer les mauvaises nouvelles aux  familles par téléphone. Avant, je pouvais les regarder en face, nous nous asseyions, nous parlions, ils pouvaient aussi voir mon émotion.

Heureusement, nous avons beaucoup appris de la première vague : elle a touché les USA en mars-avril mais n’est arrivée ici à San Antonio qu'en juillet. Cela nous a laissé le temps d’acheter une centaine de respirateurs supplémentaires. Surtout, nous n’avons plus besoin d’intuber systématiquement les patients hypoxiques ; nous nous servons d’Oxymizers, d’Optiflows, de la VNI et des masques haute concentration.

Notre difficulté, c’est le nombre de lits et le personnel. Dans mon hôpital nous augmentons et diminuons le nombre de lits en permanence, en fonction des admissions. Nous avons aussi un système d'accréditation pour que certains urgentistes puissent travailler dans l'unité de soins intensifs. J’en fais partie. Cette souplesse nous a permis de faire face jusqu’à présent mais d’ici quelques semaines nous serons nous aussi débordés.

Il n’y a pas de confinement strict en ce moment à San Antonio. C’était le cas il n’y a pas longtemps : pendant trois mois les entreprises étaient fermées et les personnes devaient éviter tout déplacement. Le Texas a maintenant un système de niveaux. Niveau 1, c'est le confinement. Niveau 2, les entreprises peuvent travailler à 25 %, niveau 3 c’est à 50 % et niveau 4 c’est 75%. Nous fluctuons entre le niveau 2 et le niveau 3 depuis plusieurs mois. Quand je rentre chez moi, je reste confiné. Même pendant mes jours de congès je ne sors pas de chez moi. Je tiens le coup car je fais de l'exercice, beaucoup de yoga et de méditation, et je mange sainement. Cela me protège d’un syndrome de stress post-traumatique et me permet de continuer, jour après jour.

Je voudrais finir sur une note optimiste. Durant ces années Trump, et durant la pandémie, trop de déclarations ont été faites au nom des émotions, au détriment des faits. Restons calmes. Rappelons-nous que ce moment de crise n’est pas une question d’individus, mais un défi pour notre société. Prenons soin de nos voisins autant que de nous-mêmes. Nous allons traverser cela, mais ensemble.
 

Salim Rezaie


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