Ronan Le Floch - 50 nuances de rouge

La brûlologie, vous connaissez ? Du barbecue estival à l’intelligence artificielle, des DAAF au 5C, des rugbymen aux esthéticiennes…Entretien sans fard avec un ardent défenseur d’une spécialité confidentielle mais essentielle.

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Médecin anesthésiste-réanimateur au CHU de Nantes
Vice-président de la Société francophone de brûlologie (SFB)*

La brûlologie, vous connaissez ?
Du barbecue estival à l’intelligence artificielle, des DAAF au 5C, des rugbymen aux esthéticiennes…
Entretien sans fard avec un défenseur d’une spécialité confidentielle mais essentielle. 

« 50 nuances de rouge ». Vous nous expliquez ? 

La formule qui résume tout. Une brûlure, c’est quasi-impossible à évaluer pour un non-spécialiste. Les urgentistes ou les généralistes en voient peu, quelques-unes par an, et ils sont démunis. Or la brûlologie, ça ne s’apprend pas dans les bouquins, mais dans les services. Et des services spécialisés, il y en a peu.

Au final, 50 % des 8 000 patients hospitalisés chaque année pour des brûlures ne sont pas vus par un spécialiste. Les brûlés à plus de 30 %, on les voit. Mais les autres, qui ont pourtant des risques de complications majeures, avec des atteintes fonctionnelles ou esthétiques, ils nous échappent. Ça peut se finir par des séquelles, des rétractions, etc. Depuis peu, la DGOS nous reçoit. Peut-être aussi parce qu’il y a un vrai coût pour la société, entre les IPP et les arrêts de travail. Le livre blanc que nous venons de publier a aussi donné à la SFB un peu de visibilité.

L’idée, pour faciliter l’évaluation d’une brûlure, ce serait de développer la télé-expertise pour que n’importe quel urgentiste ou généraliste puisse envoyer une photo et avoir l’avis d’un spécialiste - probablement un chirurgien - dans les 24h. Pour que ce médecin puisse orienter le patient vers un Centre de traitement des brûlés (CTB) si besoin, même pour une simple consultation. Le projet est bien avancé, on rend nos travaux à l’automne et on commencera des expérimentations dans la foulée. Reste à résoudre les des problèmes techniques car les systèmes de cryptages ne sont pas encore interfaçables, comme pour le DMP.

Les brûlologues du Centre Hospitalier Saint Joseph Saint Luc de Lyon ont déjà développé l’application e-Burn pour les urgentistes, qui permet de calculer précisément la surface cutanée brûlée (SCB) à l’aide d’un dessin donc le remplissage du patient. C’est essentiel, car d’après une étude1 présentée à notre dernier congrès, sur les 538 médecins urgentistes inclus 65 % déclarent ne pas avoir de protocole spécifique et 20 % ne pas être formés. La SCB est par exemple fréquemment surestimée. Une harmonisation des pratiques semble donc nécessaire.    
Une autre étude2 a montré que l’intelligence artificielle peut évaluer une brûlure avec des résultats proches de ceux d’un brûlologue : environ 85 % de pronostics vérifiés par la suite. Un médecin non-expert, c’est de l’ordre de 50 %. 

Les médecins généralistes, que leur dites-vous ? 

« Pensez à nous ». Si vous hospitalisez quelqu’un pour brûlure, contactez un brûlologue, parce que derrière ce n’est pas sûr que quelqu’un le fasse. Et méfiez-vous des idées reçues : dans l’imaginaire, une brûlure, c’est avec un fer à repasser. Mais non. Même une brûlure avec une surface limitée est grave si elle touche une zone fonctionnelle. N’hésitez pas à nous demander. Idem pour une brûlure qui n’est pas guérie après 10 jours, ce n’est pas normal. 

Un truc intéressant si vous devez faire un premier pansement avant d’adresser le patient, c’est d’utiliser le méthoxyflurane pour l’analgésie. C’est un vieil agent anesthésique qui a des propriétés analgésiques. On l’utilise avec une sorte de vapote. Il ne diffuse pas car la voie expiratoire passe par une cartouche de charbon actif qui retient le méthoxyflurane. Après 5 taffes, le patient a une analgésie correcte. Pour nous c’est précieux, parce que les patients qui ont eu un pansement fait un peu « à l’arrache » ont eu tellement mal qu’on doit forcer les doses d’antalgiques pour les pansements suivants. On a fait une étude3 sur 60 patients, pour comparer son efficacité à court terme versus celle du Meopa®. Le méthoxyflurane semble plus efficace sur la douleur aigüe lors de la réfection, donc permettrait une meilleure détersion. Il est même utilisé au tournoi des 6 nations : j’avais vu un Gallois sortir du terrain : il vapotait tout en marchant avec sa cheville en vrac. 

Aujourd’hui, comment se brûle-t-on ? 

Le classique de l’été reste le barbecue, surtout celui de midi, en plein soleil, parce que la personne ne voit pas qu’il y a encore des braises - surtout après quelques apéros - et rajoute de l’essence. Un barbecue, c’est à la hauteur du visage d’un enfant, donc vous imaginez les dégâts. Au printemps, c’est plutôt le feu de broussailles. Typique du néo-rural du dimanche. Les herbes sont pleines de sève, mais comme la personne est pressée, au lieu d’attendre une semaine que ça sèche, elle balance de l’essence, parfois face au vent.

Parmi les nouveautés, on voit des brûlures inguinales chez des hommes qui vapotent. Les femmes, rangent leur cigarette électronique dans un sac, les hommes la mettent dans la poche du jean. Il y a eu plusieurs cas de surchauffe ou d’explosion des batteries… Très en vogue aussi, les gelures à cause de la cryolipolyse. C’est fait par des esthéticiennes, et c’est censé casser les adipocytes en congelant localement la graisse. Ça peut surtout finir avec de graves gelures.

Par contre, on ne voit presque plus de « 5 C », 5 ou 6 par an, avant il y en avait des dizaines. J’appelais comme ça la fameuse pentalogie « cuite-clope-canapé-crame-coup de fumée ». Un triste classique du départ d’incendie. Mais depuis 2011 les cigarettes sont auto-extinguibles. Elles ont deux anneaux dans le tube qui, si vous n’aspirez pas, permettent l’extinction du mégot en réduisant l’apport d’oxygène. Elles ne sont pas vraiment anti-incendie, on parle plutôt de cigarettes LIP (lower ignition propensity), mais ça marche.

Ça montre bien l’intérêt de la prévention. Même si en France on a encore des progrès à faire. Prenez le cas des DAAF (NDLR : détecteur et avertisseur autonome de fumée). On sait qu’aux États-Unis le nombre d’incendies a chuté grâce à ça. C’est devenu obligatoire, mais jamais contrôlé. Pourquoi on ne ferait pas comme au Royaume-Uni ? Là-bas, quand les pompiers font leur tournée pour les étrennes, ils ont le droit de vérifier si les DAAF fonctionnement. Ils pourraient même comme les Canadiens vendre des piles, ça complèterait les calendriers.

Autre exemple, la limitation de l’eau chaude sanitaire à 55°. C’est très bien, mais ça ne concerne que les logements neufs. Dans l’ancien, il y a encore de l’eau brûlante qui circule. Quand une personne âgée ou épileptique fait un malaise dans le bain ou sous la douche, elle se rattrape au mélangeur. Ça donne des brûlures sévères sur des grandes surfaces.     

Êtes-vous inquiet pour l’avenir de votre spécialité ? 

La disparition des CTB, c’est un fait objectif depuis le décret qui régit la prise en charge des brûlés, en 2007. Les hôpitaux devaient faire une demande d’agrément. Certains ne l’ont pas fait. À Lyon, c’est la fusion entre les services de brûlés de deux établissements, à la demande de l’ARS, qui a entraîné la disparition d’un tiers des lits. Ça ne s’est pas très bien passé, certains soignants ont rejoint leur hôpital d’origine, dans un service non spécialisé. Là, on a aussi perdu des compétences.

Parfois, ce sont des refontes architecturales qui « diluent » l’activité. À Nantes, le service des brûlés était d’un seul tenant, avec des lits de réa, d’hospitalisation et des consultations. Fin 2014, tout a été éclaté. Il n’y a plus d’unité géographique, mais ça fonctionne encore. L’avantage de ces évolutions, c’est que ça peut favoriser la transmission des compétences. La brûlologie seule n’attire pas les jeunes médecins : notre pyramide des âges prend un an chaque année. Comme les services de brûlés reposent sur peu de personnes, quand l’une part en retraite, c’est compliqué. À Nantes, dans notre service de réa mixte, chirurgicale et pour les brûlés, les praticiens plus jeunes seront mieux préparés pour prendre la relève. La brûlologie, ça ne s’apprend vraiment pas dans les livres. 

(Propos recueillis par Benoît Blanquart)

*La Société francophone de brûlologie

Créée en 1979, la SFB dispose d’une assise multidisciplinaire (anesthésie-réanimation, chirurgie réparatrice et rééducation spécifique) et d’une étroite collaboration avec l’Association des brûlés de France.
Association scientifique à but non lucratif, elle regroupe l’ensemble des professionnels impliqués dans la prise en charge des patients brûlés. Depuis 2018, elle est « reconnue d’intérêt général ».
Elle organise un congrès annuel et labellise un enseignement postuniversitaire sous la forme d’un diplôme interuniversitaire (Paris) et d’un diplôme universitaire (Lyon).
La SFB est impliquée dans la prévention, la recherche, l’enseignement, l’élaboration de recommandations professionnelles (à retrouver sur Sfb-brulure.com). Elle édite une revue scientifique (Brûlures) et met à disposition des annuaires de professionnels spécialistes de la brûlure. Elle œuvre en partenariat avec Santé publique France pour la production de données épidémiologiques sur la brûlure à partir de la base PMSI.

Ces 3 études ont été présentées lors du 39e congrès de la SFB, en juin 2019 :

1-Prise en charge du patient brûlé grave en pré-hospitalier par les urgentistes en France : évaluation des pratiques (2018). J.Hermez ; M.Violeau - Urgences, SAMU-SMUR, CH. Niort.

2- Sur la performance d’un système basé sur l’intelligence artificielle pour le diagnostic des brûlures.
S.Badoiu ; C.Vertan ; M.S. Badea ; C.Florea ; I.Florea
Service de chirurgie plastique, Hôpital Agrippa Ionescu, Bucarest. 

NDLR : cette étude portait sur une base d’images de 1 634 zones brûlées chez 55 enfants enregistrées dans les 10 jours suivant l’accident. Un réseau neuronal convolutionnel a été entraîné à reconnaître les brûlures profondes (IIB-III-IV). Un échantillon de ces images a par ailleurs été montré, par paires, à un panel d’observateurs (experts ou non-spécialistes des brûlures) qui devait évaluer la similarité entre ces images. 


3- Étude prospective randomisée méthoxyflurane vs Méopa® sur la douleur aigüe lors du pansement en consultation de brûlés adultes (2018-2019).
J.Verdier ; E.Gachie ; R.Le Floch ; P.Ridel ; F.Duteille ; P.Perrot - CTB Nantes