Médecin en Antarctique, «&#8239l'aventure ultime&#8239» <br>(Fabien Farge)

En Antarctique, treize personnes sont totalement coupées du monde pendant neuf mois. Parmi elles, un médecin. Sa responsabilité est immense, l'aventure est hors-norme.

Fabien Farge entouré d'aurores australes
© Julien Witwicky



Fabien Farge est depuis presqu’un an le médecin de la base de Concordia, en Antarctique, qui est totalement coupée du monde pendant neuf mois. Spécialiste de la médecine isolée, Il est aussi l'inventeur d'un drone de secours en mer, d'un dispositif d’évacuation des polytraumatisés.

Par ailleurs, pionnier dans le domaine des centres d'urgences médicales non programmées, il s'investit activement dans la réflexion concernant l'accès aux soins. Son portrait est à retrouver en fin d'interview.



Dr Farge, quelles sont les conditions de vie actuellement sur la base de Concordia ?

Pour planter le décor, il faut commencer par le facteur le plus important : l’isolement. Cette mission durera quatorze mois au total, dont environ neuf mois d'hivernage, c’est-à-dire d’isolement. 

L’été dure trois mois, du 1er novembre au 1er février. Durant cette période,  marquée par l’arrivée du premier avion puis le départ du dernier, il y a jusqu’à 75 personnes sur la base.

En ce moment nous ne sommes que treize – douze hommes et une femme – et totalement coupés du monde, sans aucune possibilité d’évacuation. Aucun avion ne peut se poser ici pendant l’hiver : il fait bien trop froid. En dessous de -55°C, tous les plastiques, les colles et les matériaux composites se brisent. 

Concordia est une base franco-italienne. C’est l'une des trois bases – avec une russe et une américaine – sur lesquelles des équipes hivernent. Nos conditions de vie sont tellement particulières que l'on nous désigne sous le nom d' « hivernautes », comme on parle de spationautes. Petite nuance : le personnel de la Station Spatiale internationale peut être rapatrié si besoin. Pour nous, c’est impossible.

À ce jour, Concordia est l’endroit le plus isolé de l’univers où vivent des êtres humains. Seuls ceux qui iront sur Mars nous détrôneront. 


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Concordia
© Julien Witwicky



Nous n’avons plus vu le soleil depuis le 5 mai [NDLR : cet entretien a été réalisé le 1er juillet 2022]. Aujourd’hui, il fait -72°C hors de la base. Avec le vent qui souffle à 9m/seconde, la température ressentie est de -90°C. Concordia est à 3.200 mètres d'altitude, mais elle est aussi l’un des trois endroits habités sur Terre qui sont les plus proches du Pôle Sud. La pression atmosphérique y est donc très basse. Aujourd’hui, elle atteint 620 hectopascals.

En termes d’oxygène « ressenti », c’est comme si Concordia était à 3.800 mètres d’altitude. Lorsque la pression diminue encore, l’oxygène dont nous disposons est celui que l’on trouve à une altitude de 4.000 mètres, voire plus. La base n'est pas pressurisée donc nous vivons ainsi pendant des mois.

Notre avion DC3 s’est posé ici le 14 décembre 2021, après un mois de quarantaine à Hobart, en Tasmanie. À l'atterrissage, notre saturation en oxygène variait entre 75 et 80%. Mon adaptation a été un peu plus longue que pour mes collègues, plus jeunes, mais ma SaO2 est maintenant stabilisée à 90% avec une hémoglobine à 17 grammes. Autant dire que lorsqu’on reviendra «sur terre» on se mettra à galoper ! 

Encore quelques chiffres… On ignore souvent que l'Antarctique est l'endroit le plus sec du monde : le taux d'humidité dans ma chambre est de 7% ! Enfin, le pôle est une zone de convergence des rayons cosmiques : la dose de radiations que nous subissons en un an est équivalente à celle que reçoit l'équipage d'un avion en cinquante vols transatlantiques.


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Depuis le sommet de la Tour américaine, structure qui culmine à 45 m
et permet de mesurer les gradients de vent et la température.
 



Pouvez-vous sortir de la base ?

Environ une fois par semaine. Je suis celui qui sort le moins car j’ai moins de raison que les autres d’aller à l’extérieur. Surtout, en tant que médecin, je dois m’exposer le moins possible.

Le personnel technique sort plus souvent, pour des opérations de maintenance. Ils doivent par exemple vider les cuves à boues car tous ces déchets seront renvoyés en Australie pour être retraités.

Les scientifiques – sismologues, météorologues, spécialistes du magnétisme ou de la chimie de l'atmosphère – sortent régulièrement. Sans oublier les vrais héros polaires que sont les glaciologues.

Concordia est connue pour le forage EPICA [European Project for Ice Coring in Antarctica], un carottage qui atteint 3.200 mètres de profondeur. L'analyse des bulles d’air retrouvées aux différentes couches a permis de remonter dans le temps, et de montrer que le taux de CO2 n'a jamais été aussi élevé depuis 800.000 ans.

Beyond EPICA est un autre forage en cours, réalisé à 37 kilomètres de Concordia par une équipe de dix hommes dont j’ai aussi la responsabilité médicale. Il permettra de remonter jusqu'à 1.200.000 ans.

Enfin, le projet Ice Memory mené ici consiste à conserver des carottes de glace provenant de glaciers du monde entier, pour créer une sorte de bibliothèque.

 


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© Institut polaire français
 




Êtes-vous le seul médecin sur place ?

Je suis le seul chargé de la santé des hivernautes. Hannes, un jeune médecin suédois, effectue des recherches pour l’Agence spatiale européenne (ESA). L’ESA s’intéresse à nous car nos conditions de vie se rapprochent de celles des spationautes durant un vol ou un séjour sur Mars.

La température moyenne à Concordia, -60°, correspond à celle que l'on trouve là-bas durant l’été. Autre exemple : au cours d’un vol vers Mars, il faudra peut-être abaisser durablement le niveau d'oxygène dans le vaisseau. Comme ce que l’on vit ici.

Parmi les onze études que mène Hannes, une porte sur le sommeil. Notre sommeil est analysé tous les quinze jours et nous aurons au cours de ela mission quatre enregistrements de polysomnographie. Des recherches antérieures de l'ESA ont déjà montré qu’à Concordia nous n'avons pas de phase de sommeil profond, uniquement un sommeil paradoxal. Certaines missions ont même connu des inversions complètes du rythme nycthéméral.

Vu que nous sommes hypoxiques, nous hyperventilons pendant le sommeil. La baisse de C02 qui en résulte conduit à des apnées centrales, doc nous sommes réveillés. Autant dire que le sommeil à Concordia est peu réparateur et qu’on ressort de ces missions épuisées.

L'ESA étudie aussi la manière dont nos réflexes varient, ou encore la variation du goût. Il n'y a pas d'odeur ici, donc très peu de stimuli hormis celui procuré par l'alimentation. La plupart de ces onze expérimentations menées à Concordia sont réalisées en parallèle à bord de la Station spatiale internationale.

Hannes a plutôt un profil de chercheur. Il se destine à la santé publique et n’est formé ni à la médecine d’urgence ni à la médecine isolée. Concrètement, je suis le seul à pouvoir faire face en cas de situation critique.


Une situation critique en médecine isolée, c’est quoi ?

Ce qui est critique, c’est le fait que n’importe quelle situation anodine en temps normal peut vite devenir extrêmement problématique ici. Sur une mission isolée, tout est très calme. Le fameux calme avant la tempête.

Le risque, c’est la léthargie. Parce que ça part très vite en cacahuète, et là il faut réagir tout de suite. La question qui rôde, omniprésente, est bien connue des urgentistes : ce n’est pas « Est-ce que ça  va arriver » mais « Quand est-ce que ça va arriver ? »

Exemple. En mai, j'ai effectué dix-huit consultations. Sachant qu'il n'y a ici que treize personnes, dont moi, et que nous sommes théoriquement tous en pleine forme. Un membre de l'équipe est venu pour une visite systématique, comme tous les trois mois. J’ai découvert au niveau du pilier amygdalien, une grosse lésion ulcéro-nécrotique. Il se plaignait d'un léger mal de gorge ressenti il y a quelques jours, sans fièvre. Au réveil, son oreiller était légèrement tâché de sang. Forcément, je pense à une néoplasie.

C’est là que ça se complique. Loi de Murphy oblige, l’appareil qui me permet de faire les NF tombe en panne. Vu l’aspect de la lésion, je pars sur l'hypothèse d'une angine de Vincent atypique, je le mets sous Clamoxyl et je croise les doigts. Coup de bol, c’était bien ça. Mais si ça avait été une néoplasie, comment aurais-je pu gérer ça ? Le prochain avion est dans huit mois…

Être médecin à Concordia, c'est un stress constant pendant une année. À chaque fois que je regarde mes collègues, j’imagine un accident.  C'est quelque chose d'étonnant, qui heureusement ne m'empêche pas de dormir.

Claude Bachelard, l’ancien Médecin Chef des TAAF [Terres australes et antarctiques françaises] disait : « Il n’y a aucune raison que ça se passe mal, du reste tout se passera bien. » Je m’accroche à ça. 

À la fin d’une précédente mission en dans les îles subantarctiques, à la seconde où j’ai posé le pied à bord du Marion Dufresne, j'ai senti qu’une chape de plomb posée sur mes épaules fondait instantanément. Cette chape-là, je l’avais portée treize mois et je n’en avais même plus conscience.


Et si c’est vous qui tombez malade ?

Nous connaissons tous l’histoire de Rogozov, qui a dû s’opérer lui-même d’une appendicite. Une autre histoire éclaire bien notre contexte. En 1998, Jerri Nielsen était la médecin d’une base américaine située encore plus au sud que Concordia.

En plein hivernage, elle a détecté une nodosité sur son sein. Les américains ont réussi à larguer de quoi faire une biopsie et démarrer une chimiothérapie. Elle a fait ça toute seule, la biopsie, l'examen d'anapathologie. Respect. Ensuite, elle a connu une phase de rémission pendant cinq ans mais est malheureusement décédée en 2009.

Je n’ai pas traversé ce genre d’épreuve mais j’ai eu quelques frayeurs. La dernière date d’il y a quatre jours. Je me suis réveillé avec une douleur lombaire. J'ai d’abord cru que c'était musculaire. La douleur augmente, s’installe à gauche, ça commence à ressembler à une colique néphrétique et la bandelette urinaire revient positive. Croyez-moi sur parole : pas facile de se faire une échographie rénale dans ces conditions…

Là, dans ma tête de médecin, ça s’est mis à cogiter… Si ça ne passe pas après 12h d'anti-inflammatoires, c’est quoi le scénario ? L’hôpital de Concordia est bien équipé – mini bloc chirurgical, radiologie, échographie –  mais je n’ai pas d’endoscopie ni de sonde double J.

Hannes n’est pas formé pour faire une anesthésie générale. De toutes manières, je me vois mal lui demander de faire une néphrostomie d’urgence à l’aveugle, sans amplificateur de brillance…

Un autre exemple. Quand j’ai hiverné sur l'île d'Amsterdam Saint-Paul, je me suis cassé une molaire. J'ai dû me faire seul une anesthésie à l'épine de Spix, à l’aide d’un rétroviseur de tracteur fixé sur le fauteuil.

J'ai raté la première anesthésie, et j'ai traité la dent comme j’ai pu. D'après mon dentiste j'ai fait du bon boulot.


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Nicolas, électrotechnicien, s'entraîne à la petite chirurgie.

Il fait partie de l'équipe que j'ai formée pendant dix semaines aux premiers secours ainsi qu'à la prise en charge d'un patient urgent à l'hôpital et au bloc opératoire. Ils seront chargée de m’aider, ou d’aider Hannes, s’il devait m’arriver quelque chose. J’ai donc pris énormément de soin à leur apprendre les bons gestes…


Si vous avez besoin d’un avis médical, comment faites-vous ?  

J’ai toujours rêvé de pouvoir dire : « Ici, ils ne prennent que les meilleurs des meilleurs, nous n’avons donc jamais besoin d’avis extérieur » [rire]. Bon, j’aimerais pouvoir sortir ce genre de phrase, mais en fait heureusement qu’on a un gros soutien.

Concordia est une base franco-italienne. Normalement, le poste de médecin est tenu par un italien. Je suis le premier médecin français à hiverner ici. Nous sommes donc en lien avec une clinique à Rome qui assure une assistance 24/7, notamment pour la chirurgie. Avec eux, je fais en moyenne une téléconsultation par mois.

Sinon, côté français, les TAAF ont un excellent réseau de télémédecine grâce au support du CHU de la Réunion. Je peux obtenir facilement n’importe quel avis spécialisé.

S’il faut faire une chirurgie, je suis équipé d’une scialytique avec caméra. L’idéal, ce serait d’équiper Concordia d’une caméra pilotée à distance. Un médecin spécialiste pourrait ainsi guider chacun de nos gestes.


Qu’en est-il du soutien psychologique ?

J’ai une alliée. Je suis venu avec une bonne cafetière. Les personnes qui sont en difficulté viennent prendre un café. Et si elles viennent le prendre ici, à l’hôpital, ce n'est pas anodin. Ces moments-là sont très importants.

Pour ma part, j'ai l'habitude des postes isolés. Je n'ai jamais eu de vraies baisses de moral. Comme tout le monde ici, il m’arrive d’avoir le mal du pays. Parfois j’aurais aussi envie de voir d'autres personnes.

C’est très particulier de n’être que treize, ça n’a rien à voir avec les hivernages sur des bases plus grandes. Dans ces moments-là, je pense aux vacances qui suivront la mission. Je sais déjà très précisément ce que je ferai à mon retour… J’irai en Australie pour surfer les vagues de Noosa !


Recevez-vous une formation spécifique avant ce type de mission ?   

Contrairement à la Grande-Bretagne par exemple, il n’existe pas en France de formation spécifique de type Master en médecine isolée. La seule manière de se former, c'est de partir en mission avec le T.A.A.F. Dans ce cadre-là, le Service de Santé des Armées dispense une formation extraordinaire qui dure trois mois. Au programme : chirurgie, anesthésie, dentisterie, biologie, etc.

Ensuite, durant la mission, je crois qu’il est primordial de continuer à se former, en permanence. C’est une manière de rester sur le qui-vive. Actuellement, je participe à un MOOC [Massive Open Online Course] sur la ventilation.


Vous avez donc un accès à internet ?

Rarement, et de très mauvaise qualité. Nous avons accès à whatsapp, pour rester en lien avec nos proches. À Concordia, l'antenne satellite est tangentielle à la courbure de la Terre.

En gros, les satellites ne sont pas au-dessus de nos têtes mais à l'horizon, donc les communications sont mauvaises. La bande passante est faible et réservée en priorité aux scientifiques pour les transferts de données.


Une journée type, c'est comment ? 

Pour moi, la routine est le meilleur moyen de ne pas voir passer le temps, sinon il ne « passe » pas mais il « colle ». Je me réveille toujours à la même heure et je consacre toutes mes matinées aux apprentissages. Il y a donc ce MOOC, mais je profite aussi d’être ici pour perfectionner mon italien avec un collègue.

Je fais aussi du sport dans notre mini-salle de gym. 1h30 de cardio sur un tapis de course, 5 jours par semaine. Vu notre taux d’oxygène, c’est largement suffisant ! Une fois par semaine, je sors de la base pendant maximum 45 minutes avant que le froid ne m’oblige à rentrer. Juste le temps d’une petite balade, d’un moment de solitude et de faire quelques photos.
 


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 -82°C de ressenti, pas de vent : ça le fait !
4 couches est la règle. Un passe montagne, une cagoule, un bonnet, la capuche, le masque, rien que pour la tête.
Pendant que mes chaufferettes s'échauffent, j'empoigne ma radio et j'annonce d'une voix étouffée que je pars faire le tour de la base.
Je tourne la grosse poignée du sas, la glace craque, elle cède, je suis dehors.



Hors consultations, l’après-midi est consacrée à la gestion de l’hôpital : inventaires, procédures, entretien du matériel, etc. Un boulot fastidieux mais indispensable. Après, pour me détendre, je joue de l'ukulélé.  

Le soir, nous prenons tous nos repas en commun. Même heure, même endroit, même menu… Ça se rapproche pas mal de la maison de retraite ! Après, on joue au boccette, un billard italien qui se joue à la main, sans cannes, ou au babyfoot.

Il y a aussi des jeux de société et quelques rares jeux vidéo. Vers 21h, certains regardent un DVD dans notre salle cinéma, d’autres vont bouquiner ou travailler sur des projets professionnels ou personnels.

Une fois par mois environ on organise des soirées avec jeux et musique. Mais contrairement aux idées reçues, on boit peu d’alcool sur ces bases, même s'il y en a à disposition.

Récemment [fin juin] nous avons vécu un moment très emblématique pour tous les hivernautes. Le 21 juin, au coeur de l’hiver en Antarctique, la fête de Midwinter célèbre le début du retour progressif du jour. La tradition remonte à 1902. Sir Ernest Henry Shackleton, l’officier de l'expédition Discovery, avait eu cette idée pour contrer la monotonie. 

Pendant une semaine, les bases australes et antarctiques brisent l’isolement en s’envoyant leurs voeux. Toutes les bases du continent s'affrontent dans des sortes de Jeux Olympiques à distance. Certaines organisent des campagnes électorales bidon pour élire un très éphémère chef. À Concordia, nous avons eu des soirées à thème avec décoration des salles, déguisements et repas améliorés.   


Pas si simple de trouver des candidats pour ce poste…
 Que diriez-vous à un médecin qui hésite à venir ?

Je cite de nouveau Sir E.Shackleton qui avait publié cette annonce pour recruter ses gars...

« Recherche hommes pour voyage périlleux. Bas salaire. Froid glacial. Longs mois de totale obscurité. Danger permanent. Retour non garanti. Honneur et reconnaissance en cas de succès. »

Tout est dit, sauf que l’honneur et la reconnaissance n’y sont plus. Autres temps, autres mœurs.

La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont réussi à me trouver un successeur, un médecin français. Donc a priori je ne vais pas rempiler tout de suite [rire].   

Au niveau professionnel, venir à Concordia en tant que médecin est une chance unique – au sens originel du terme – de dépasser ses propres limites. Donc de renforcer votre confiance.

Un hivernage modifie la façon de penser, parce que vous avez en tête, en permanence, ce genre de phrase : « S’il le faut, je le ferai, j’opèrerai ce type, parce qu’il n’y a personne d’autre à 800 kilomètres à la ronde qui peut le faire, et que si je ne le fais pas il mourra. » Quand la mission se termine, vous comprenez que vous avez assumé ça, que vous avez vécu quelque chose de hors norme. On en ressort différent, grandi.

Humainement, l’hivernage est une aventure ultime et intime. Concordia est une autre planète, où la vie hors de la base n’existe pas et n’est pas la bienvenue.

Seules les personnes qui ont vécu un hivernage peuvent comprendre ce que c’est. Cela crée entre nous des liens très forts, une sorte "d’esprit de corps” semblable à ce que l’on retrouve dans l’armée, parmi ceux qui sont allés au feu ensemble.

À la fin de l’hivernage, nous n'avons pas besoin de nous parler : il nous suffit de nous regarder pour comprendre ce que pense l’autre. C’est très fort et très particulier. La condition, c’est d’arriver à Concordia avec une bonne dose d’empathie mais aussi d'adaptabilité dans les relations humaines. « Souple sur les pattes arrière » dixit un de mes chefs.   

Il y a une dernière raison pour laquelle il faut venir ici. On voit à Concordia des choses que nous sommes les seuls sur Terre à pouvoir admirer. La semaine dernière, on contemplait des aurores australes monstrueuses qui encerclaient la base. Pour les voir, il nous suffisait de marcher 25 mètres.

Il y a des télescopes très performants ici. Ce n'est pas un hasard. Partout ailleurs dans le monde, quand vous regardez les étoiles avec des jumelles vous voyez qu’elles tremblent.

Cette distorsion est due aux couches thermiques. Ici, la couche thermique n'est que de 35 mètres d'épaisseur en moyenne, 5 mètres à peine quand les températures sont très basses. Avec l'absence totale de pollution lumineuse durant la nuit polaire, la clarté est incroyable. 



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© Julien Witwicky



À Concordia, quand je sors de la base et que je m’allonge sur le dos, je suis comme un astronaute en sortie extra-véhiculaire. Je vole au milieu des étoiles. L’urgentiste de cinquante piges redevient le gamin de sept ans, celui qui rêvait de partir dans l’espace.
 


(Propos recueillis par Benoît Blanquart)
 

L'aventure vous tente ? Profil recherché, statut, perspectives après la mission...
Retrouvez les explications du Dr Laforêt, responsable médical des T.A.A.F. 




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Fabien Farge, médecin de l’extrême
et inventeur


Fabien Farge, 52 ans, s'est orienté vers la médecine isolée quand il avait une trentaine d’années. Un parcours somme toute logique pour cet aventurier qui a déjà réalisé avec son père 12.000 kilomètres d'exploration en Amérique du Sud, des expéditions en moto en Afrique de l’Ouest ou encore la traversée de Madagascar en VTT. Sans oublier une mission d'anthropo nutrition à laquelle il a participé en tant que médecin et chercheur. L’occasion de vivre pendant trois mois dans la tribu des Oyampis, aux sources de l’Oyapock, à la frontière entre la Guyane et le Brésil.

La médecine isolée, le Dr Farge y est venu en 2007. Sa mission actuelle sur une base de l’Antarctique est la quatrième de ce type. En tant que médecin, il a déjà passé treize mois sur l'île d'Amsterdam Saint-Paul et cinq autres sur l'île de Crozet. Fabien Farge a aussi assuré la couverture médicale du Raid Antarctique de l'Institut polaire français. Durant l’été austral, à plusieurs reprises, une équipe d’une dizaine de personnes ravitaille Concordia depuis la base Dumont d’Urville. Les tracteurs à chenilles précédés de dameuses parcourent 1.100 kilomètres en une quinzaine de jours. Le convoi livre jusqu’à 200 T de matériel et carburant puis évacue les déchets de Concordia au retour. Pour le médecin, cette mission dure trois mois au total. 

Cette expérience de médecine isolée, le Dr Farge l’a poursuivie en travaillant régulièrement sur des plateformes pétrolières. Avec un confrère urgentiste, le Dr Racine, il est notamment à l’origine d’un service d’urgence pré hospitalier offshore, en Angola. Au fil de son parcours professionnel, il n’a jamais cessé de se former : médecine hyperbare, médecine de catastrophe, médecine d’urgence en milieu maritime, médecine aéronautique et spatiale, etc.  



Des innovations techniques et organisationnelles

Médecin de l'extrême, Fabien Farge est aussi l’inventeur du drone Helper 1, destiné au sauvetage maritime. L’engin localise le baigneur en difficulté, largue une bouée auto-gonflable et lui permet de communiquer avec les sauveteurs en attendant leur arrivée.



Découvrez Helper en vidéo



Récompensé au Concours Lépine en 2016, Helper a déjà sauvé dix vies en France,. Notre pays est le premier au monde à protéger ses plages avec des drones. Dans la foulée, un partenariat avec le fabricant Schiller visait à transporter par drone un défibrillateur miniaturisé. Le Covid-19 a interrompu ce projet.   


Autre invention du Dr Farge, le Man Over Board (MOB). C’est lors d’une mission sur une plateforme pétrolière qu’il a imaginé une alternative au matelas « coquille ». Le but : faciliter l’extraction de victimes polytraumatisées suite à une chute de grande hauteur dans l’eau.

Fabien Farge a ensuite adapté le MOB pour une utilisation en Antarctique et l’a testé à Concordia en conditions réelles. Le MOB a deux avantages : il peut être utilisé à des températures inférieures à -50° et la présence d’un plan dur permet son utilisation en mode « portage + traineau. » Ce dispositif est commercialisé depuis peu par le groupe industriel français Safran.  
 


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Les innovations du Dr Farge sont aussi organisationnelles. Lorsqu'il n’est pas en mission, il vit à Biscarosse où il est depuis vingt ans médecin correspondant du SAMU 40. C'est dans cette ville qu’il a ouvert en 2001 un des premiers Centre d’urgences non programmées saisonnier, structure qui existe toujours.

Fabien Farge ne cesse de réfléchir à de nouveaux modes d’organisation qui permettraient de répondre au déficit de médecins urgentistes dans certains territoires. Depuis Concordia, il participe à un groupe de travail mené par l’ARS.



Note :

1- Helper, le drone sauveteur


 


Pour aller plus loin (que le bout du monde ???)



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