Masturbation : quand la médecine avait la main lourde (1/2)

Quand Atoum répandit sa semence divine sur les terres d'Égypte, pouvait-il deviner qu'à partir du 18e siècle la masturbation ferait tant de vagues et titillerait à ce point le monde médical ?



Dans ce blog Histomède Jean-Christophe Piot relate avec une rigueur certaine – et une certaine liberté de ton – les pages les plus marquantes de l'histoire de la médecine.



«Mère de tous les vices», «cause de tous les maux», «funeste habitude» et on en passe : la littérature du 19e siècle rivalise de périphrases plus inventives les unes que les autres pour décrire la bonne vieille masturbation. Par ses excès, cette réprobation générale peut faire sourire aujourd’hui. Mais la condamnation morale, religieuse et médicale de cette pratique, après avoir émergé à l’époque moderne, prend au 19e siècle un tour radical. Les conséquences sont extrêmement lourdes pour certains «patients» – en particulier les jeunes filles. Comment diable en est-on arrivés là ?

Quand les mythologies s’attaquent à décrire la manière dont le monde est né, cela donne des récits plus ou moins hauts en couleur qui vont de la grosse charge de travail hebdomadaire de Yahvé à des histoires d’œufs primordiaux, de crânes de géants ou d’arbres de vie. Chez les Egyptiens, on ne fait pas dans le détail : au commencement était la branlette. Mais littéralement : c’est en s’accordant un petit plaisir solitaire après avoir émergé de l’Océan originel (le Noun) que le dieu Atoum crée sa propre descendance, née du sperme divin répandue sur les premières terres d’Egypte. Ces jumeaux, Shou et Tefnout, engendreront à leur tour une bonne partie du (très) riche Panthéon égyptien, de manière plus classique. 

Si la mythologie égyptienne lui accorde une place centrale, les autres religions païennes font assez peu allusion à la masturbation. Cette pratique ne semble ni prônée ni particulièrement taboue, mais plutôt absente de récits où le sexe occupe pourtant une place centrale, au moins dans le monde gréco-romain. Et même du côté de l’Olympe, rien de flagrant : tout juste apprend-on au détour d’une œuvre de Dion de Pruse que le Grand Pan aurait fait découvrir à son père Apollon les joies de l’autostimulation, avant de faire le tour de tous les alpages du secteur pour passer le mot aux bergers, qui devaient trouver leurs soirées bien longues jusque-là.

Mais si on descend des altitudes divines, que disent les médecins de l’Antiquité ? Eh bien rien ou presque, à de rares exceptions près. Hippocrate n’évoque le sujet que par de rares allusions, et si Galien évoque rapidement Diogène le Cynique, réputé pour s’être soulagé en pleine agora, c’est en l’interprétant comme un pis-aller, comme la nécessité pour le philosophe d’en finir avec un déséquilibre des humeurs. 

Galien est plus précis sur la masturbation féminine, qu’il décrit comme un soin nécessaire : «[les femmes] sont plus restreintes dans leur usage du coït qui les débarrassent de leurs humeurs âcres ; les veuves, les épouses dont les maris sont absents, les filles après la puberté et avant le mariage n’ont pas les possibilités qui s’offrent aux hommes et aux garçons en de semblables circonstances». D’où divers «traitements qui réchauffent» pour provoquer chez la patiente «des convulsions s’accompagnant en même temps de douleurs et de plaisir, suivies de l’émission d’un sperme trouble et abondant. Dès lors, elle sera libérée de tout le mal qu’elle a ressenti». Bref, pour Galien, la masturbation est un bon moyen de soigner les conséquences d’une mauvaise élimination des humeurs, due à l’absence d’un coït purificateur.


Onan, pas lui

Comment en est-on venu à la condamnation morale, religieuse et médicale de la masturbation qui caractérise ensuite l’Occident ? En partie à cause d’un gros malentendu, né d’une interprétation a minima contestable d’un épisode célèbre des récits juif et chrétien : le triste destin du brave Onan. Dans la Thora comme dans l’Ancien Testament, le pauvre garçon se voit ordonner par son père de prendre la place de son frère mort dans le lit de sa belle-sœur, histoire d’assurer la descendance familiale. Mais Onan ne l’entend pas de cette oreille : «Cependant Onan savait que la postérité ne serait pas sienne et, chaque fois qu'il s'unissait à la femme de son frère, il laissait perdre à terre sa semence pour ne pas donner de postérité à son frère. Ce qu'il faisait déplut à Yahvé, qui le fit mourir lui aussi». 

À bien y regarder, ce texte célèbre – Onan donnera le mot onanisme – n’a pourtant pas de rapport direct avec la masturbation, pour deux raisons. D’abord parce que rien ne dit qu’il s’agit de masturbation, justement : le texte pourrait tout bien décrire la pratique contraceptive du retrait. Ensuite, parce que le péché qui met Dieu en pétard n’est pas tant la masturbation que le refus d’une loi juive : ne pas assurer de descendance à son frère est un crime. La tradition chrétienne reprend l’épisode hébreu et de Saint-Augustin au Concile de Trente, les exégètes commencent à considérer qu’en condamnant tout ce qui empêche la procréation, Dieu condamne aussi la masturbation.

Les médecins, eux, semblent au-dessus de ces préoccupations, du moins d'un point de vue médical : toujours formés sur la base du corpus antique, ils voient la pratique comme un moyen comme un autre de réguler les humeurs. Ce qui débouche sur des tensions… Au 15e siècle, saint Antonin condamne ainsi les médecins qui prescrivent des remèdes pour provoquer la pollution nocturne «même si on le fait non pas en vue du plaisir, mais pour aider à l’allègement de la nature et à la santé». 

Un autre érudit jésuite, Toledo, ne dit pas autre chose : la masturbation «est contre nature et n’est permise ni pour la santé, ni pour la sauvegarde de la vie, ni pour quelque fin que ce soit. Dès lors, les médecins qui recommandent un tel acte pour des raisons de santé pèchent de manière extrêmement grave». Quelques années plus tard, un autre jésuite, le portugais Rebellus, se mêle carrément de médecine : «Il faut condamner l’assertion selon laquelle il serait permis d’utiliser la main et les frottements pour expulser une semence corrompue et nocive, afin de conserver la santé.»


Virage médical, virage moral et manuel anti-branlette

Eux-mêmes croyants, les médecins sont sous pression même si tous ne partagent pas le jugement de l’Église, à commencer par Fallope qui accorde même à la masturbation masculine des vertus… disons insoupçonnées. Pour l’anatomiste «une bonne méthode pour renforcer le pénis des jeunes garçons, afin de les rendre mieux à même par la suite de procréer, est de tirer sur le pénis, vigoureusement et de manière répétée, pour arriver à l’allonger» (De Decoratione, 1600).
Presque paradoxalement, ce sont les progrès scientifiques qui vont ouvrir la voie à une vision plus catastrophiste encore du tripotage en solo. Le regain de la recherche médicale et l’abandon progressif des théories du vieux Galien conduit à un rejet progressif de la théorie des humeurs, ce qui fait tomber au passage le principal argument que les praticiens opposaient à l'Église : la nécessité d’évacuer des humeurs corrompues.  Non seulement se masturber n’est plus bon pour la santé, mais c’est même tout l’inverse, à en croire la théorie médicale qui va petit à petit s’imposer au siècle des Lumières, puis au 19e siècle. L’évolution ne se fait évidemment pas en un clin d’œil, mais un bref opuscule va largement contribuer à répandre une véritable panique morale dans l’opinion, avec d’autant plus de succès qu’il bénéficie des progrès de l’imprimerie et de l’édition.

En 1715 paraît à Londres un petit ouvrage anonyme, Onania, dont le sous-titre est déjà tout un poème : «Ou l’odieux péché de la masturbation, et toutes ses conséquences affreuses pour les deux sexes, avec des conseils d’ordre moral et d’ordre physique à ceux qui se sont déjà causé des dommages par cette pratique abominable». Un manuel anti-branlette de plus – le genre avait déjà son petit succès – mais qui va devenir un succès de librairie sidérant pour l’époque. 

Traduit, complété, allongé, Onania connaît 22 rééditions en 60 ans. On en retrouvera même un exemplaire dans la bibliothèque de Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis. Ces éditions successives, accompagnées de «lettres de lecteurs» à l’authenticité de plus en plus douteuse, vantent les mérites d’une «teinture fortifiante» et d’une «poudre prolifique» ; ces deux remèdes censés calmer les ardeurs étant disponibles auprès… de l’éditeur. Longtemps attribué à un mystérieux Dr Bekkers, l’ouvrage serait en fait l'œuvre de John Marten, chirurgien autodidacte et bonimenteur médical déjà emprisonné auparavant pour avoir écrit un livre jugé obscène et fantaisiste sur les maladies vénériennes.    



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1756, 18e édition. Décidément, on ne s'en lasse pas. 
 

Toujours est-il que, sur le fond, l’attaque est double. À en croire l’auteur, la masturbation est une catastrophe à la fois religieuse et médicale. Religieuse d’abord : «Pour la fornication et même l’adultère et bien qu’il s’agisse de péchés odieux, on peut plaider la fragilité humaine et l’inclination de la nature. Mais la masturbation est, elle, un péché qui pervertit et détruit la nature. Celui qui s’en rend coupable travaille à la destruction de son espèce, et porte un coup, d’une certaine manière à la Création elle-même.» Et ça, c'est pas rien.

D'un point de vue plus terre à terre, l'onanisme est aussi décrit comme une abomination médicale. Pour la première fois, «ne lire que d’une main» devient la mère de toutes les maladies. Gonorrhée et impuissance, deux grands classiques, sont évidemment sur la liste. Mais tout y passe, avec la même conviction que pour le poumon du Malade imaginaire cher à Molière. Les ulcères ? La branlette. Les convulsions ? La branlette ! L’épilepsie, la consomption ? La branlette, vous dis-je ! «Beaucoup de jeunes gens qui étaient robustes et bien bâtis avant de s’adonner à ce vice, s’en sont trouvés épuisés et, la masturbation privant leur corps de son humidité vitale et réparatrice, devenus secs et émaciés, ont été conduits à la tombe».


La caution suisse

La publication en 1760 d’un texte écrit cette fois par un médecin éminemment célèbre va creuser le sillon. Samuel Tissot, un Suisse ami de Jean-Jacques Rousseau, signe l’ouvrage médical de référence sur le sujet dont il tirera d'ailleurs une petite célébrité en Europe. L'Onanisme : essai sur les maladies produites par la masturbation marquera la pensée scientifique pour un gros siècle et demi. Réédité 63 fois – excusez du peu – et jusqu’au 20e siècle, ce classique apporte à l'ouvrage précédent Onania tout le crédit d’un scientifique de premier plan ; Tissot est étroitement associé aux Lumières et par ailleurs devient le médecin attitré de quelques têtes couronnées.

Pour Tissot, la masturbation est une pathologie. Pire encore, c’est une pathologie mortelle pour l’esprit et pour le corps – il n’y a qu’à voir le tableau clinique un tantinet caricatural qu’il fait de ses patients ravagés par la «maladie» : «La peinture du danger (…) est peut-être le plus puissant motif de correction, c’est un tableau effrayant propre à faire reculer d’horreur (…) les malades deviennent stupides et si raides (sic) que je n’ai jamais vu une si grande immobilité du corps. Les yeux mêmes sont si hébétés qu’ils n’ont plus la capacité de voir (…) En voici les principaux traits : un dépérissement général de la machine ; l’affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés de l’âme ; la perte de l’imagination et de la mémoire ; l’imbécillité, le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues, douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la vieillesse dans l’âge de la force (…) le dégoût pour tous les plaisirs honnêtes, l’ennui, l’aversion des autres et de soi ; l’horreur de la vie (...) l’angoisse pire que les douleurs ; les remords pires que l’angoisse… ».

 

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Rangez vos mains, Oncle Samuel is watching you.
 

Ridicule ? Et pourtant... À la fin du 18e siècle, cette vision apocalyptique s’est partout imposée en Europe. Et le pire est à venir. Si Tissot prônait comme antidote aux pulsions masturbatoires des remèdes naturels – camphre et compagnie – et conseillait simplement de sortir du lit dès le réveil, le très positiviste 19e siècle sera bien plus radical. Il va tout déployer pour lutter contre ce qu’il considère comme un vice moral, une perversion pandémique dont beaucoup pensent qu’elle peut ruiner la société toute entière.

Mais littéralement tout.

 

(La suite, c’est pour bientôt, avec au menu des cornflakes et de l'acide).   



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Allez, pour le plaisir, et parce que c'est quand-même une bonne nouvelle...
Dans son étude, Tissot ne rapporte aucun cas de décès pendant le coït (contrairement à ses prédécesseurs). 


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