«You know pas mal de things, John Snow»

Été 1854. Au coeur de Londres sévit une épidémie de choléra. Le Dr John Snow en est sûr : la contamination provient non pas de l'air mais de l'eau. Il remonte jusqu'à la pompe responsable et identifie la cause de l'épidémie.



Dans ce blog Histomède Jean-Christophe Piot relate avec une rigueur certaine – et une certaine liberté de ton – les pages les plus marquantes de l'histoire de la médecine.



Le bacille « Vibrio choleræ », isolé trente ans avant Koch par le médecin italien Filippo Pacini, est une vraie belle cochonnerie comme on les aime. Agent du choléra, infection bactérienne brutale s’il en est, il peut se vanter d’avoir expédié dans la tombe quelques dizaines de millions d’homo sapiens.

Dans la longue histoire de la lutte contre une maladie exclusivement humaine et toujours endémique dans de nombreuses régions du globe, un nom ressort : celui de John Snow. Pas le bâtard de Winterfell et de Game of Thrones, non – celui d’un médecin anglais dont l’intuition joua un rôle décisif dans la compréhension du choléra. Bienvenue dans les brouillards de Londres, au beau milieu du 19e siècle.



Ce que qu’il y a de beau avec les grandes pandémies, c’est leur capacité à enrichir le vocabulaire. Le choléra ne fait pas exception : on lui doit l’expression «peur bleue», une référence directe à la cyanose livide particulièrement spectaculaire qui marquait le visage des malades, quelques heures ou quelques minutes avant la mort.

Le phénomène n’est pas le seul à avoir marqué les contemporains, frappés par le caractère à la fois spectaculaire et brutal d’une maladie qui a traumatisé plusieurs générations et des écrivains comme Thomas Mann1, Jean Giono2 ou Gabriel Garcia Marquez3. Capable de tuer un patient en quelques heures avec un taux de létalité qui touche les 60 à 70 % au 19e siècle, le choléra se caractérise d’abord par cette soudaineté : «en moins de 24 heures, écrit le spécialiste des maladies infectieuses français Marc Gentilini, le cholérique ressemble au déporté quittant un camp de famine4».


Silent & deadly

Laisser un ami en pleine forme un soir, le retrouver mort le lendemain sans qu’aucun signe avant-coureur ne se soit manifesté : cette réalité mille fois décrite, traumatisante pour l’entourage, montre que le choléra frappe vite et en silence. Au-delà du traumatisme qu’évoquent une infinité de lettres, d’articles et de journaux intimes dès le 18e siècle, difficile de trouver description plus clinique et plus effrayante à la fois que la description d’un médecin belge, le docteur Tilman, lorsque l’épidémie touche la ville de Virton, dans les Ardennes belges.

En 1849, il écrit : « L’invasion (…) avait lieu vers les deux-trois heures du matin (…) sous l’apparence d’une indigestion. Aux vomissements de liquide blanchâtre succédaient des selles de même nature. Lorsque le cas était foudroyant, on voyait bientôt le pouls ralentir, les yeux s’enfoncer de plus en plus dans les orbites, la chaleur du corps diminuer, la peau se cyanoser, un malaise général et insupportable se manifester. Les crampes dans les bras et les jambes torturaient le malade.»

Maladie intestinale, le choléra se traduit par une déshydratation soudaine et majeure, capable de provoquer une perte de 10 à 15% du poids total en quelques heures sans qu’il soit possible de compenser la perte hydrique en raison des vomissements qui touchent le patient : «Une soif ardente le dévorait, le pouls cessait de battre, les urines se supprimaient et si on ne parvenait pas à dompter la maladie, le corps se couvrait d’une sueur froide et visqueuse, la respiration se ralentissait, la voix s’affaiblissait et la vie s’éteignait souvent sans agonie. Cependant, le patient conservait la présence d’esprit jusqu’au dernier moment et quelquefois, quand il n’était pas tourmenté par les crampes et les vomissements, il paraissait voir avec calme et sans inquiétude arriver la fin de son existence.»


Soho, 1854

Le docteur Tilman écrit ces lignes en 1849, trois ans après le début de la troisième grande pandémie de choléra sur les sept qui ont été recensées à l’époque moderne5. Parti d’Asie, le bacille transite par le Maghreb avant d’arriver en Europe, dopé par l’explosion des échanges commerciaux et par l’activité coloniale. La «bactérie virgule» - pour reprendre le surnom que lui donnera la bactériologiste allemand Robert Koch en référence à sa forme caractéristique de bâtonnet courbé - se répand dans toute l’Europe.

À Londres, à l’été 1854, l’épidémie se traduit par une manifestation particulièrement brutale au beau milieu du quartier de Soho, dans le West End - en plein cœur de la ville. D’autres foyers ont déjà été repérés dans la capitale britannique, mais le 31 août 1854 le quartier de Broad Street déplore 127 morts en trois jours. La panique qui en découle se solde par la fuite éperdue des trois quarts des habitants du quartier et par une peur qui se répand d’autant plus rapidement dans toute la ville que, malgré ces départs, l’épidémie ne faiblit pas : le 10 septembre, le seuil des 500 morts est franchi.

Face à l’épidémie, les responsables politiques et sanitaires peinent à proposer une réponse efficace pour l’excellente raison que plusieurs théories s’affrontent encore, dont la bonne vieille théorie des miasmes – le « mauvais air 6»– que beaucoup considèrent encore comme la plus crédible en l’absence d’une théorie des germes qui ne s’imposera que vingt à trente ans plus tard.

Et cet air vicié, insalubre, Soho n’en manque pas. Comme toute la capitale, le quartier a vu sa population exploser sans que les services publics basiques ne suivent. Les installations sanitaires sont inexistantes, les rues à peine pavées et aucun égout n’a été aménagé sous le sol du West End. Les artisans et les commerçants du quartier – écuries, boucheries et abattoirs notamment – laissent les intempéries «rincer» une bonne partie du sang et des déjections que leur activité amène, jetant le reste directement dans une Tamise qui n’a jamais été aussi sale.

L’homme qui va jouer un rôle décisif dans cette situation est un médecin qui a installé son cabinet de médecine générale dans le quartier, au 54 Frith Street : John Snow.


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Vous avez le droit de préférer celui de Game of Thrones.



Médecin des pauvres à une époque où beaucoup de ses confrères recherchent une clientèle plus huppée dans des quartiers moins populeux, Snow est aux premières loges pour constater les ravages de l’épidémie qui frappe Soho à la toute fin du mois d’août.

Le drame sanitaire est pourtant l’occasion de vérifier une de ses vieilles intuitions. John Snow ne croit guère à la théorie des miasmes et ses doutes ne font que reprendre de l’ampleur quand il observe que les artisans jugés responsables de la diffusion de la maladie (bouchers, équarisseurs…) ne sont pas les premiers touchés par le choléra. Il constate surtout après quelques autopsies que le choléra ne touche pas les poumons mais les intestins des patients – curieux pour une maladie qu’on est censé attraper en respirant un air malsain. Si ce n’est pas l’air le vecteur, comment se transmet la maladie ? Snow parie sur l’eau potable. Enfin potable… Disons bue par les habitants.

Il mène alors une enquête minutieuse dans le quartier avec l’aide non négligeable du révérend local, Henry Whitehead.

 

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En réalité Gandalf incognito, de toute évidence.



Snow procède à une série de prélèvements dans les pompes du quartier – on est encore assez loin d’un réseau d’acheminement qui monte jusque dans les appartements – mais ne repère rien de spécial au microscope.


La réponse sanitaire la plus simple du monde

Pas découragé pour autant, il a alors une idée lumineuse : repérer sur une carte de Soho le lieu précis où vivaient les personnes atteintes. En croisant cet exercice de géolocalisation avant l’heure avec une étude scrupuleuse du quotidien des patients, il constate que toutes partagent une habitude commune : elles s’approvisionnent en eau à une pompe située dans Broad Street. Mieux encore, il découvre que la seule victime qui n’habite pas dans ce secteur y avait vécu auparavant et avait gardé l’habitude de venir remplir son seau à la fameuse pompe, un détour justifié par le «bon goût» de l’eau en question.

 

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C'est là. Enfin, plutôt là.
Enfin, très précisément là (épatante la version old school de Google Maps).



Fort de ses conclusions, John Snow obtient des autorités ce qui reste peut-être comme une des mesures prophylactiques les plus simples de l’histoire : on enlève la poignée de la pompe…


Patient zéro et coup dans l’eau

Les résultats sont immédiats. L’épidémie est enrayée, après avoir causé tout de même la mort de 616 Londoniens en une grosse dizaine de jours. Reste à approfondir la question d’autant qu’en homme intègre, Snow est le premier à admettre que les contaminations avaient déjà commencé à ralentir avant qu’on fasse enlever la poignée de la pompe.

Le choléra se transmet par l’eau, il en est convaincu – mais par quoi, dans l’eau ? Toujours avec l’aide du révérend Henry Whitehead, Snow creuse et creuse encore son enquête de voisinage. Et il découvre un fait notable : l’épidémie de l’été 1854 a vraiment démarré quelques jours après la mort d’un tout jeune enfant, premier touché. En suivant la trace de son patient zéro, Snow observe que la mère du petit lavait ses couches et se débarrassait de ses eaux de lessive en balançant le contenu de sa bassine dans une fosse située à quelques mètres du puits de Broad Street.

Snow fait réaliser des travaux, et bingo : il découvre que la fosse communique avec le puit… En poussant encore plus loin, Snow compare l’épidémie de Soho avec les cas de choléras recensés dans d’autres quartiers. Là encore, il constate que le nombre de patients touchés est plus élevé là où les prélèvements en eaux sont plus susceptibles d’être contaminés par des ordures et autres.

Contrairement à l’eau que boivent les Londoniens, ses conclusions sont limpides. Pour Snow, le choléra est transmis par la consommation d’eau souillée par des matières fécales, ce qu’il officialise dans un ouvrage de 1855. Sauf que...

Sauf que sa théorie, définitivement confirmée depuis, se heurte à un mur de scepticisme dans la communauté savante – sans qu’on puisse écarter un biais d’ordre culturel. Après tout, l’idée d’une contamination orale par des matières fécales a quelque chose qui heurte autant les gosiers que les esprits la société victorienne… Snow est aussi victime d’une certaine forme de jalousie, qui se traduit par des attaques ad personam, de nombreux confrères pointant le fait que Snow n’est pas épidémiologiste.



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Les Français ne l'avaient pas attendu.
«Moi je traite le choléra par le champagne, c’est le système Mayeux, nom de D... !»
Caricature anti-cholérique (ed. Aubert - 1932)



Certains ne se gênent guère non plus pour le renvoyer à sa posture sociale, celle d’un simple généraliste, qui plus est installé dans un quartier populaire – une attaque d’autant plus déplacée qu’elle est parfaitement fausse. Si Snow revendique d’être le médecin des pauvres, il est tout sauf un inconnu depuis qu’il a inventé en 1849 un inhalateur d’éther. Sa machine, qui permet de contrôler précisément le dosage d’une anesthésie7 en a fait une des grandes voix de cette spécialité naissante depuis que la reine Victoria en personne a accouché sous anesthésie de son huitième enfant, en profitant de l’invention de Snow. 

Injustes et souvent déplacées, ces attaques ralentissent sérieusement la prise de conscience autour d’une maladie dont la cinétique peut pourtant sérieusement se réduire avec une série de gestes barrière et de mesures d’hygiène parfois très simples, mais qui ne s’affineront que très progressivement au cours des décennies suivantes…


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Publicitée parue dans le journal satirique Charivari (1849)



Notes :

1- La mort à Venise, 1912
2- Le Hussard sur le toit, 1951.
3- L’amour au temps du choléra, 1985.
4- M. Gentilini, Médecine tropicale, Flammarion, 1993.
5- La septième se porte toujours fort bien, merci pour elle, avec 100 000 morts par an.
6- C’est d’ailleurs le sens premier du mot italien malaria.
7- Et qu’il n’en a pas déposé le brevet, afin de permettre à la communauté médicale de l’utiliser aussi massivement que possible.



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