Allemagne : Kristina Hänel, l'avortement et le paragraphe 219a

Pour avoir mentionné publiquement qu'elle pratique l'avortement, la Dre Hänel fut condamnée en justice. Elle devint la figure de proue des Allemand.e.s indigné.e.s par la survivance de cette loi.

Kristina Hänel, figure de proue dans la tempête

Article traduit de la version originale (en allemand).

 

La série d’interviews «esanum Global Series» mobilise les équipes éditoriales allemande, italienne, anglophone et française d'esanum pour offrir une perspective globale sur des thématiques qui impactent la vie des médecins.
Dans cette première série «Médecins et réseaux sociaux, la ligne de front numérique», nous donnons la parole à des médecins dont le travail quotidien, l'engagement ou simplement la présence sur les réseaux sociaux ont suscité des réactions particulières, parfois au-delà de l’espace numérique. 
Célébrité, menaces, solidarité ou harcèlement… Ce sont les histoires humaines derrière les controverses qui sont au cœur de cette série d'entretiens.


Une loi pour «brimer et intimider les médecins»

Kristina Hänel est l'un des médecins les plus connues d'Allemagne. Dans ce pays, le Code pénal réprime toute publicité pour l’IVG. Le paragraphe 219a – relique du nazisme, il date de 1933 – fut assoupli en 2019. Jusqu’alors, un professionnel ne pouvait pas mentionner sur son site internet la pratique de l’IVG.

En novembre 2017, la Dre Hänel, gynécologue, a été condamnée à une amende de 6.000 euros pour avoir indiqué sur son site web qu'elle pratiquait des avortements et fourni des informations à ce sujet. Les anti-avortement radicaux, et notamment l’«Initiative Nie Wieder» («Plus jamais ça») l'ont poursuivie en justice. Ce groupe établit un parallèle sordide entre avortement et Holocauste, présentant l’IVG comme une évolution des atrocités nazies. Son site internet porte d’ailleurs le nom de «Babycaust».   

Kristina Hänel a alors annoncé publiquement qu'elle ne paierait pas l'amende et soumettrait son cas à la Cour constitutionnelle fédérale allemande… Tout en laissant délibérément les informations médicales concernant l’IVG sur son site web. Le procureur a fini par intenter un procès.

Un nombre croissant de citoyens allemands se sont alors mobilisés pour demander la réforme ou l'abolition de l'article 219a. La pétition en ligne remise par Kristina Hänel au Parlement allemand a recueilli plus de 150.000 signatures. Pour la Dre Hänel, «cette loi est dépassée, c'est pourquoi elle n'est pratiquement plus appliquée. Elle n'est utilisée que pour brimer et intimider les médecins».

En mars 2019, suite à la controverse engendrée par l’«affaire Hänel» et alors que le procès se poursuivait, la coalition au pouvoir en Allemagne s'est mise d'accord sur une réforme du paragraphe 219a. L’IVG peut désormais être mentionnée, mais le professionnel ne peut pas indiquer la méthode utilisée, et il leur est interdit de faire de la publicité pour les avortements à des fins financières. Les réfractaires encourent une amende et une peine d’emprisonnement allant jusqu’à deux ans.

Son combat a valu à Kristina Hänel notoriété et hostilité. Elle est encore harcelée et menacée de mort par des militants anti-avortement. Dans cet entretien, elle nous explique son cheminement : comment accorder dans ces conditions convictions personnelles, militantisme et travail quotidien ? À quel prix émotionnel et intellectuel ?

Depuis que nous avons réalisé cette interview, l'abrogation du §219a a été décidée. Le ministre fédéral de la Justice, Marco Buschmann, a précisé en janvier 2022 que l'on mettrait ainsi fin à une situation «intolérable» : interdire aux personnes les plus qualifiées d'informer sur l'interruption volontaire de grossesse. Kristina Hänel s'est publiquement réjouie de cette décision.


Interview



Dr Hänel, pouvez-vous nous donner des exemples concrets des attaques dont vous faites l’objet ?
Qui sont vos adversaires ?

Nous avons affaire à un problème un peu plus complexe. Fondamentalement, une grossesse non désirée et un avortement représentent un dilemme qui se caractérise par l'ambivalence et le tabou, tant au niveau individuel que social.

La situation juridique dans le contexte allemand aggrave le problème tant pour les patientes concernées que pour les professionnels qui pratiquent l'avortement. Non seulement l'avortement lui-même est réglementé par le Code pénal, mais l'information factuelle est interdite par le paragraphe 219a de ce code. 

Ce paragraphe est utilisé depuis plus de dix ans par des militants anti-avortement, issus de milieux religieux fondamentalistes ou de partis de droite. Ils ont dénoncé à la justice plusieurs centaines de médecins ces dernières années, mais ils opèrent aussi par le biais de campagnes de communication ou en harcelant dans la rue des personnes ciblées. Ils recourent à toutes sortes de menaces, ainsi qu'au lobbying.  

Ces militants sont organisés en réseaux internationaux, et ont parfois des objectifs ambitieux, comme le mouvement Agenda Europe qui entend «restaurer l’ordre naturel» [ce mouvement fédère au niveau européen des associations chrétiennes, opposées au droit à l’avortement, aux droits LGBT et au mariage pour tous].


À quand remontent ces attaques ?

J’y suis confrontée depuis plus de trente ans. À cette époque, nous avons commencé à pratiquer des avortements an centre de planning familal Pro Familia1 à Giessen [au nord de Francfort]. Nous avons été confrontés à une forte hostilité de la part de militants anti-avortement évangéliques, qui se sont enchaînés devant nos salles. J'ai dû faire retirer mon nom de l'annuaire téléphonique après avoir reçu des appels menaçants.


Comment y faites-vous face ?

L'écrasante majorité des courriers que je reçois m’expriment leur soutien, ce qui atténue l’impact des autres. Néanmoins, j’ai en permanence dans un coin de ma tête une vague appréhension. De temps en temps, je contacte la police, mais comme la plupart de ces menaces proviennent d’internet, il est assez difficile d’en retrouver les auteurs. Je pense que je supporte mieux ces menaces aujourd’hui parce que je n'ai plus d’enfants jeunes, comme c'était le cas il y a trente ans. Je me sens moins vulnérable.


Quel rôle les réseaux sociaux ont-ils joué dans cette affaire ? 

Sans la pétition sur change.org, mon cas n'aurait pas été médiatisé aussi largement. L'hostilité n’aurait pas déferlé aussi brutalement non plus. Les deux sont liés. Je n'ai découvert Twitter qu'à l’occasion de cette affaire et de mon procès. Désormais, je m’en sers pour diffuser rapidement des informations.


Votre prise de position publique a-t-elle affecté votre pratique médicale quotidienne ?

Ma charge de travail a considérablement augmenté. Non seulement les patients sont plus nombreux, mais beaucoup de femmes m’appellent, de toute l'Allemagne, parce qu'elles ne trouvent pas de solution dans leur région par rapport à une grossesse non désirée. Elles ont besoin de soutien et de conseils.

D’autres personnes viennent me voir pour des problèmes complètement différents, persuadées que je suis une battante et que je peux résoudre tous leurs problèmes. C’est totalement exagéré et généralement cela ne mène à rien. Enfin, beaucoup de stagiaires souhaitent se former dans mon cabinet, et je ne peux répondre à toutes les demandes. J'y vois une évolution positive, car l'avortement n'est généralement pas enseigné, ni à l'université, ni en formation continue.


Qui vous a soutenue ces dernières années ? Des associations de médecins, des institutions, des collègues ?

J’ai bénéficié d’un grand élan de solidarité. De très nombreux collègues, de toutes spécialités, allemands ou étrangers, m'ont exprimé leur soutien à titre individuel. 

Le groupe de travail germanophone sur la santé des femmes [Arbeitskreis Frauengesundheit in Medizin, Psychotherapie und Gesellschaft] a clairement soutenu les collègues qui ont été  dénoncés. Le Collège allemand des médecins généralistes et médecins de famille [DEGAM – Deutsche Gesellschaft für Allgemeinmedizin und Familienmedizin], dont je fais partie, m’a toujours soutenue et m’a donné l’occasion de m’exprimer dans sa revue ZFA [Zeitschrift für Allgemeinmedizin : Journal de la médecine générale]. Des représentants individuels de la Société allemande de gynécologie et d'obstétrique [DGGG – Deutsche Gesellschaft für Gynäkologie und Geburtshilfe] m'ont également apporté leur soutien.


Quels conseils donneriez-vous aux jeunes médecins confrontés à une telle hostilité en raison de leurs convictions professionnelles ?

Je veux d’abord leur dire que je les comprends s’ils fuient la confrontation, pour protéger leur famille, leurs proches et eux-mêmes. Et que je les soutiendrai, où qu’ils soient, s'ils osent défendre leurs convictions pour transformer ce monde en un monde plus juste et plus humain. La satisfaction que nous tirons de notre profession vient surtout du fait que la médecine est «humaine», que nous travaillons en équipe et que nous retrouvons nos propres valeurs dans notre travail quotidien. Je dirais à ces jeunes médecins que, malgré tout, il n'y a probablement pas de profession plus passionnante et enrichissante que la nôtre.


En tant que lien entre des médecins de différents pays, que pouvons-nous faire pour vous soutenir, vous et vos collègues allemands qui pratiquez l’avortement en Allemagne et promouvez l’information sur ce sujet ? 

Le simple fait d’aborder ce sujet, de pouvoir partager des informations factuelles et sérieuses sur l'avortement, est précieux. C’est l’occasion pour moi de mettre en lumière le travail de Doctors for choice Germany [ce réseau allemand de professionnels de la santé, fondé en 2019, se donne notamment pour objectif de lutter contre les fausses informations sur l'avortement et contre les attaques des militants anti-avortement. C’est aussi une plateforme sur laquelle les membres peuvent partager des connaissances «basées sur les preuves» ainsi que leurs expériences]. 

 

esanum Global Series est un travail éditorial conjoint des équipes d'esanum.de, esanum.fr, esanum.it et esanum.com. Les interviews sont disponibles en quatre langues sur ces différents sites.

Note

1- Pro Familia est la principale organisation non gouvernementale dédiée aux droits liés à la santé sexuelle et à la reproduction. C’est une structure fédérale, qui dispose de plus de 180 centres de conseil et quatre centres médicaux.