Une tribune pour dénoncer l'instrumentalisation de l'Histoire

Jusqu'à quand cracheront-ils sur nos mémoires ? Sont-ils bêtes ou immondes ? «Holocauste 2» , #Nuremberg2, «étoile jaune»... Les complotistes se gargarisent de mots dont ils ne savent rien. Une tribune devenue pétition dénonce cette instrumentalisation de l'Histoire. À l'origine : une vingtaine de personnes dont plusieurs médecins. Témoignages.



Les vagues de la covid s’apaisent enfin, le torrent de boue ne cesse d’enfler. La rage s’infiltre dans tous les espaces, médiatique, numérique et maintenant dans la rue. Insultes et beuglements ne leur suffisent plus, les complotistes se sont mis à cracher, à cracher sur l’Histoire.

L’un s’égosille : «Le passeport sanitaire a été mis en place par des nazis.» L’autre tente de faire rire de sa triste trouvaille : «Ils veulent l’Holocauste 2.» C’était le 24 mai, au cœur d’une manifestation contre le pass sanitaire. Deux jours plus tôt Martine Wonner accusait publiquement les soignants de crime contre l’humanité, vociférant «Ils seront jugés, l’Histoire a toujours su juger les assassins». Sur les réseaux sociaux rampe le hashtag «#Nuremberg2» qui promet aux médecins le même sort que les nazis auteurs d’expérimentations médicales dans les camps.

Anonymes, «artistes», médecins et/ou élus de la République, ils manipulent comme de vulgaires marionnettes des symboles et des mots – l’étoile jaune, la Shoah – qu’on voulait intouchables. Sont-ils bêtes ? Sont-ils immondes ? Toujours est-il qu’il n’y a plus ni freins ni digues. Nous assistons, sidérés, à la banalisation de l’ignoble.
 

«La banalisation des souffrances des innombrables victimes de la Shoah, jumelée avec une attaque systématique à l’encontre de médecins ou de professionnels de santé accusés de s’enrichir est – au mieux – une méconnaissance crasse de l’histoire, au pire un mépris d'une indécence rare de cette dernière.»


Ainsi se termine une tribune publiée sur LinkedIn le 25 mai, devenue depuis une pétition adressée à Éric Dupont-Moretti et aux réseaux sociaux Facebook, Linkedin et Twitter. Cette Tribune contre l’instrumentalisation de l’Histoire est née du besoin impérieux de dire «Ça suffit».

Les auteurs et premiers signataires font partie d’un groupe informel d’une vingtaine de personnes agrégées autour de Guy Nagel. En décembre 2020, ce jeune avocat lyonnais, par ailleurs enseignant, a lancé sur Linkedin la page C’est vrai ça ? 1 qui vise à combattre les fake news. Sylvain Tillon, féru de pédagogie innovante et créateur d’une école de digital learning l’anime avec lui.



Du débunkage au contre-feux

Rapidement, plusieurs scientifiques et médecins ont apporté leur expertise. Les membres de ce groupe ont d’abord ferraillé côte à côte sur LinkedIn face aux complotistes. Ils échangent désormais hors du réseau. Lorsque Guy Nagel a proposé l’idée d’une tribune suite à l’épisode du 24 mai, tous ont suivi. 

Thierry Jacques est médecin réanimateur à Nancy. «Nous avons spontanément voulu dire “stop”» explique-t-il, «et surtout, ne pas laisser le champ libre à ce populisme qui a tendance à gangréner des confrères». La dérive populiste et complotiste, il la suit depuis le début, depuis les premières vidéos de Didier Raoult. «On a vu les conséquences. Raoult, Toussaint, Toubiana… qui sous-estimaient la crise, laissant penser que des milliers de patients en réa ce n’est pas grave “puisque de toute manière ce sont des personnes âgées avec comorbidités et qu'elles allaient mourir.”» Lui les a vus, les patients covid, et dans son service il les voit encore. Durant la première vague ils arrivaient en nombre d'Alsace. La deuxième vague fut pire, une vague sans fin.

Présent sur LinkedIn depuis 2008, Thierry Jacques est affligé par la montée de la violence et des références à la Shoah. «J’ai échangé sur ce réseau avec un médecin. Il assimilait notre gouvernement au régime de Vichy. J’ai hésité à le signaler à l’Ordre.» LinkedIn n’a pas bloqué le compte en question. Ce qui inquiète Thierry Jacques, c’est l’influence de certains médecins auréolés de leur titre. «Cette pseudo-légitimité “Je suis médecin donc je peux dire n’importe quoi” est un désastre. L’exemple le plus frappant est celui de Gérard Maudrux qui a pu si longtemps s’exprimer dans un blog du Quotidien du Médecin

Olivier Kourilsky est un autre co-rédacteur de la tribune. Cet ancien chef de service en néphrologie consulte encore – quand il n'écrit pas des polars.2 Lui aussi se désole de l'attitude de certains confrères sur les réseaux. Comme celui avec lequel il a essayé de débattre sur LinkedIn, un généraliste marseillais qui a fini par le menacer : «Je sais que tu es vieux, ce sera facile de te casser la gueule». Pour lui, cette tribune doit être un contre-feux, une manière de formaliser ce que tant de personnes pensent tout bas. Des mots qu’elles pourront s’approprier en signant la tribune ou en la diffusant. «Ces complotistes font beaucoup de bruit mais ils sont peu nombreux, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la rue. Puisqu’ils donnent de la voix, faisons porter les nôtres.» 



Des paroles sans Histoire

À Bayonne, parmi les médecins en retraite qui se sont portés volontaires pour vacciner figure le psychiatre Patrick Alary. S’il a accepté d’emblée ce projet de tribune, c’est pour exprimer sa révolte mais aussi sa stupeur. «Ces références à la Shoah, cela me semble inimaginable. Comment peut-on comparer une mesure de prévention avec une œuvre de destruction systématique ? J'ai soigné des anciens déportés, juifs ou homosexuels. Ils parlaient des camps avec tant de difficulté, tant de pudeur. Là, on voit des gens vider de leur sens des mots qui, pour eux, n’en ont aucun.» 

Patrick Alary ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les dégradations de l’Arc de Triomphe, en 2018. «Des Gilets Jaunes s’en sont pris à ce monument, mais savaient-ils seulement qu’il s’agit d’un symbole de la République ?» Cette ignorance est du pain bénit pour les populistes qui tirent les ficelles. «Quelle ironie de voir l’extrême-droite dénoncer le supposé “nazisme” du gouvernement ou des médecins» constate le psychiatre. 

L’impunité semble désormais acquise : «Il y a 34 ans, les propos de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz “détail de l’Histoire” lui ont valu d’être condamné». À l’époque, Patrick Alary avait écrit un article sur ce sombre épisode, article repris dans son dernier ouvrage.3  Le titre de ce texte, emprunté à Confucius, nous percute de son actualité : «Quand les noms ne sont pas corrects, le langage est sans objet».  

«Qu’est devenu cet interdit ? Comment Martine Wonner peut-elle rester députée ?» se demande le psychiatre. Pour lui, l’érosion de ce type d’interdit déstructure profondément la société et notre capacité de «vivre ensemble». Il observe que l’émergence de Didier Raoult relève d'un même phénomène, le déclin du principe d’autorité. «Lui a utilisé ce principe, en déclarant “je suis le meilleur, donc vous pouvez me croire”. Il s’est présenté comme un élément structurant, ce qui lui a donné le droit de raconter n’importe quoi.»

Thierry Jacques, Olivier Kourilsky, Patrick Alary. Aucun de ces trois médecins n’a été touché directement par la Shoah. Mais pour les deux derniers, plus âgés, la Seconde Guerre mondiale a quand même ses visages. Raoul Kourilsky, le père d’Olivier, fut un éminent médecin et chercheur. Baptisé catholique mais probablement d’origine juive par son propre père, il dut présenter à la Gestapo son certificat de baptême mais aussi un certificat prouvant que son propre père n’était pas inscrit au rabbinat d’Odessa.

À son tour, Patrick Alary évoque une scène qui le trouble encore : «Je suis né après la guerre. Quand j’avais quinze ans, je suis parti chez mon correspondant en Allemagne. Un soir son père nous a raconté sa guerre à lui, à Stalingrad. Ce n’était pas un nazi, juste un allemand comme tant d’autres qui n’avait pas eu le choix. Il avait sorti une bouteille de schnaps. Je revois encore ses mains nerveuses qui le resservaient sans cesse. Ce qu’il avait vécu était tellement dur que sans ça, sans ces rasades de schnaps, il ne pouvait rien raconter.»      



Vox clamantis in deserto ?

Démarche spontanée, cette tribune veut rendre aux mots leur profondeur, leur gravité. Que deviendra-t-elle devenue pétition ? Qui la portera et jusqu’où ira-t-elle ? Éveillera-t-elle un débat ou une conscience ? Sensibilisera-t-elle les institutions ou les réseaux sociaux à leur devoir de vigilance ?

«Dictature, collabo, génocide, étoile jaune, Nuremberg sont vos mots (..) volés à l’horreur...» La publication quasiment simultanée par le Dr Jérôme Marty de sa Lettre ouverte à Jean-Marie Bigard et à Francis Lalanne 4 montre qu’émergent ça et là des urgences d’écrire. Face aux bêtes immondes ces textes se rejoignent. Des voix dans le désert, peut-être. Si à l’avenir ces mots demeurent dérisoires, au moins auront-ils résonné de manière dense, claire, et juste. 



La pétition Contre l'instrumentalisation de l'étoile jaune et de la Shoah ! 
est accessible sur change.org
Pour plus d’informations : latribune@gmx.fr





Médecin menacé, harcelé, injurié… Que faire ? 

Nous remercions Guy Nagel pour ces rappels et ces éclaircissements.  


«S'il n'est pas dans l'ADN des professions de santé d'aller porter plainte pour un oui ou pour un non, notamment quand les atteintes en questions proviennent de patients, tel n'a pas à être le cas quand – comme on le remarque sur les réseaux sociaux – les attaques en questions sont des propos nauséabonds : ainsi, que l'on exerce en médecine libérale ou en tant que praticien hospitalier, être traité de nazi relève d'une infraction pénale :

Par ailleurs, les praticiens hospitaliers bénéficient de la protection fonctionnelle prévue à l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983. 7 Cela signifie concrètement que ces professionnels de santé, quand ils sont victimes de violences, harcelés, menacés, outragés ou diffamés dans le cadre de leurs fonctions ou en raison de ces dernières peuvent non seulement porter plainte mais bénéficier du soutien de leur établissement, notamment par la prise en charge de leurs frais de justice.

Il est inutile de penser en outre qu'une quelconque impunité puisse exister : de fait, en cas de plainte avec constitution de partie civile par devant un Juge d'instruction, le nécessaire sera fait pour retrouver l'auteur des messages incriminés, le mettre en examen et le renvoyer devant un Tribunal Correctionnel pour y être jugé. Cette démarche peut être d'autant plus facile à réaliser que le praticien hospitalier aura mis en œuvre sa protection fonctionnelle ou que le professionnel libéral aura souscrit une assurance de protection juridique qui prend en charge ces démarches en justice.

De même, il est indispensable de porter plainte pour toute infraction pénale de droit commun qu'un professionnel de santé aurait à subir, même sur la toile : harcèlement, menaces, outrages (la diffamation et l'injure relevant de statuts particuliers nécessitant la mise en œuvre d'une action personnelle), etc.
Nous ne pouvons que souhaiter que les Parquets se saisiront de ces plaintes et agiront à l'encontre des auteurs en les renvoyant devant le Tribunal ! »



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Notes :

1- C’est vrai ça ? (sur LinkedIn, une «Initiative citoyenne indépendante qui réunit de simples particuliers animés par l'envie de lutter contre les fake news) 
2-L’activité littéraire du Dr Kourilsky est présentée dans Le blog du Docteur K 
3- PUISQUE JE PASSAIS PAR LÀ… De la psychiatrie de secteur à la réhabilitation polaire
coll.Psycho-Logiques, ed. L’Harmattan (2018)
4- Dr Jérôme marty :  Lettre ouverte à Jean-Marie Bigard et à Francis Lalanne
5- https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006419790/1944-05-20 (alinéa 2)
6- https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000034114921/2017-03-02/
7- https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000037313626/, comme cela résulte de l'article L. 6152-4 du Code la Santé Publique (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038922824/).