« Guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours. » Cet adage bien connu des médecins illustre la réalité de leur métier : une confrontation quotidienne à des situations difficiles, à la maladie, à l’impuissance parfois et à la mort… Et si « le premier médicament du médecin, c’est le médecin lui-même », il peut arriver qu’il soit lui aussi touché – d’autant plus dans le contexte actuel de pénurie et de grandes tensions du système de santé.
Ces difficultés qui semblent systémiques affectent tout particulièrement les usagers, mais les soignants ne sont pas épargnés pour autant. Les difficultés et le sentiment d’épuisement peuvent alors être majorés, en particulier chez les étudiants et les jeunes médecins, qui se trouvent en position de devoir compenser les failles du système au côté des autres professionnels de santé.
La question de la santé mentale des étudiants en médecine a été mise sur le devant de la scène avec la publication d’une méta-analyse en 2016 dans la prestigieuse revue JAMA. Cette étude a compilé les données de près de 200 publications et a estimé que 27% des étudiants en médecine souffraient de symptômes dépressifs et 11% d’idées suicidaires. Elle a également mis en évidence le manque de données françaises sur la question, puisqu’il n’y avait qu’une seule étude française, parue en 2014.
En réaction, les associations d’étudiants en médecine français ANEMF (Association nationale des étudiants en médecine de France), ISNAR-IMG (Inter syndicale nationale autonome représentative des Iinternes de médecine générale) et l’ISNI (Inter syndicale nationale des internes), en lien avec l’ISNCCA (l’Inter syndicat national des chefs de clinique assistant, désormais renommé «Jeunes médecins») ont réalisé une enquête en 2017. Cette dernière a retrouvé la présence de symptômes anxieux chez 62% des étudiants, de symptômes dépressifs chez 28% des étudiants et des idées suicidaires chez 23%. Nécessaire, cette enquête présentait des limites méthodologiques que nous avons déjà discutées.
À sa suite, les ministres de la Santé et de l’Enseignement supérieur ont commandé un rapport au Dr Marra (psychiatre accompagnant des étudiants depuis plus de 15 ans à l’université Paris Sorbonne puis à l’université de Créteil), paru en 2018, et qui a conduit à la création du Centre national d’appui à la qualité de vie des étudiants en santé (CNA) présidé par cette spécialiste jusqu’en 2021.
Pour autant, la situation des étudiants et jeunes médecins continue d’être inquiétante. Ainsi une étude de 2019 a retrouvé que 93,7% d’entre eux «ont rapporté avoir été exposés au moins une fois à des violences hospitalières et 41,7% à du harcèlement moral. Près de 80% des internes et jeunes chefs déclarent travailler plus de 48 heures par semaine». Par ailleurs, le taux suicide chez les internes, estimé à partir des suicides recensés par les médias, était le triple de celui de la population générale du même âge (33 pour 100.000 versus 11 pour 100.000 chez les 25-34 ans). Cependant il n’existe pas de données fiables sur le sujet.
La pandémie a conduit à un nouveau coup de projecteur sur la situation préoccupante de la santé mentale des futurs médecins. En fragilisant un système de soin sous vives tensions, la crise sanitaire est venue relever des souffrances dans un contexte où le mal-être des étudiants en médecine semblait déjà fréquent. Le CNA, en plus de ses missions de formation, de recherche, d’animation d’un réseau national et d’accompagnement des étudiants, a alerté à plusieurs reprises les autorités sur le sujet et a émis des recommandations qui n’ont pas encore été suivies.
Dans ce contexte difficile, les associations étudiantes (ANEMF, ISNAR-IMG et ISNI) ont décidé fin 2020 de produire une nouvelle enquête sur la santé mentale des étudiants en médecine et jeunes médecins. Cette enquête a eu lieu du 17 mai au 27 juin 2021, avec le soutien de la conférence des doyens de médecine de France. Les résultats ont été présentés lors d’un colloque à l’Assemblée nationale en octobre 2021 et ont donné lieu à une publication dans une revue scientifique en mars 2022.
Le questionnaire comportait plusieurs outils validés de la littérature scientifique permettant de mesurer la présence de symptômes dépressifs ou anxieux au moment de l’enquête, d’un épisode dépressif caractérisé dans les 12 derniers mois et la présence d’un syndrome d’épuisement professionnel (burnout).
Le burnout est un syndrome décrit par le psychiatre Freundenberg en 1974 à propos de l’épuisement professionnel des soignants. Il a par la suite été popularisé par la psychologue Maslach qui a développé une échelle de burnout (Maslach Burnout Index, MBI) comprenant trois sous-échelles : pour l'épuisement émotionnel, la dépersonnalisation et l'accomplissement personnel). Le MBI a ensuite été adapté pour différentes populations.
Dans l’enquête, la version étudiante du MBI a été utilisée pour les deuxième et troisième années et la version soignante pour les autres étudiants (externes et internes). La présence d’idées suicidaires sur les 12 derniers mois ainsi que l’humiliation ou des violences sexistes et sexuelles (VSS) pendant les études ont également été évaluées. Environ 12.000 étudiants ont répondu, soit 15% de l’ensemble des étudiants en médecine de France. Les constats de cette étude sont particulièrement inquiétants.
Tout d’abord, en comparaison avec l’enquête de 2017, 75% des étudiants avaient des symptômes anxieux sur les sept derniers jours (+13%) et 39% des symptômes dépressifs (+11%). Ensuite, un étudiant ou jeune médecin sur quatre a souffert d’une dépression au cours de l’année et près d’un étudiant sur cinq a eu des idées suicidaires. À partir de la quatrième année, lorsque les étudiants se retrouvent immergés dans le système hospitalier, deux futurs médecins sur trois sont en burnout.
L’exposition à différentes formes de violences dans le milieu hospitalier interroge : un étudiant sur quatre déclare avoir été victime d’humiliation ou de harcèlement sexuel, et 4% des futurs médecins ont subi une agression sexuelle, dans la majorité des cas à l’hôpital ! Enfin, en ce qui concerne les conditions de travail, plus de la moitié des internes déclarent travailler plus de 50h par semaine, alors même le maximum légal est de 48h.
La problématique étant ancienne, de nombreux travaux ont été consacrés aux solutions possibles. Le CNA avait notamment pour but de contribuer aux modifications institutionnelles et au développement de structures d’aide aux étudiants dans chaque faculté de médecine. Il proposait des recommandations pour élaborer des mesures d’accompagnement et de prévention en matière de santé mentale des étudiants en santé.
Suite au contexte, le gouvernement a décidé de «faire évoluer» le CNA en un organe sous la double tutelle de directions générales des ministères de l’Enseignement supérieur et de la Santé dans le cadre du plan national contre les violences sexistes et sexuelles.
On peut d’ores et déjà interroger le glissement sémantique d’une préoccupation pour la «qualité de vie» des futurs soignants à celle de la lutte contre les «violences sexistes et sexuelles» qui, si elle est indispensable, ne constitue qu’un aspect des multiples risques psychosociaux qui menacent la qualité de vie des étudiants en santé. Et si l’institutionnalisation des missions de l’ancien CNA et son élargissement de fait à l’ensemble des étudiants est louable, juste et nécessaire, il n’en demeure pas moins que les étudiants en santé présentent des problématiques spécifiques en lien avec les difficultés du système de santé. Les questions relatives à la santé mentale des soignants ne sont ainsi plus traitées.
L’étude de 2021 retrouve un certain nombre des facteurs associés au risque de dépression en lien avec l’environnement hospitalier sur lesquels il est possible d’agir : la précarité financière, le temps de travail excessif, l’exposition à des violences notamment sexistes et sexuelles… La plupart de ces revendications ont été déjà formulées par l’ANEMF, l’ISNI et l’ISNAR-IMG.
Au travers de ces deux enquêtes en 2017 et en 2021, la question de l’aggravation de la santé mentale des futurs médecins se pose et nous espérons que la prochaine étude nationale évaluera les actions mises en place pour améliorer le bien-être des étudiants en médecine. Néanmoins, agir n’implique pas de proposer n’importe quelle mesure sans réfléchir. Le sujet est complexe et doit prendre en compte tant les complexités du système que les spécificités des acteurs :
Confidentialité (secret médical renforcé),
Tabou de la santé mentale chez les professionnels de santé,
Rapports de pouvoir entre enseignants et étudiants qui peuvent rendre la parole difficile,
Impact direct de la santé mentale des futurs soignants sur la qualité des soins,
Et, plus récemment encore, l’épineuse question du business autour de la prise en charge du mal-être, comme cela a été récemment décrit pour les enfants à haut potentiel.
En cela, toute action devrait faire l’objet d’une évaluation sur le long terme, afin de garantir l’efficacité de la mesure proposée et l’intérêt des étudiants.
Les solutions ne s’inventent pas ex nihilo mais émergent d’un travail de réflexion en tenant compte de la globalité des problèmes. Elles ne sauraient se résoudre à de simples revendications syndicales ou à des actions judiciaires légitimes. Ceux qui décident de mesures techniques, ou de légiférer en réaction aux problèmes qui émergent dans l’actualité, encourent parfois le risque d’être déconnectés de la complexité des situations voire de promouvoir des actions sur quelques composantes du système. Sauf à démontrer que ces interventions ciblées sont suffisantes pour faire évoluer le système vers un état plus souhaitable, il convient d’être prudent et se rappeler de cet autre adage «plus les choses changent, plus elles restent les mêmes».
Ces mesures de changement, nécessaires en l’état actuel, nécessitent des expertises multiples : psychologique, psychiatrique, technique, administrative, pédagogique, médicale et éthique et se doivent avant toute chose d’être, au service des patients, des étudiants, futurs médecins et, in fine, de la société.
En complément : si vous éprouvez une souffrance psychique, vous pouvez trouver des ressources et conseils et contacter des professionnels en appelant le 3114.
Ariel Frajerman, Md- PhD, medical psychiatrist at Hopital Kremlin-Bicêtre, Inserm; Rolland Franck, Interne en psychiatrie, psychologue clinicien, doctorant en éthique médicale, Inserm, and Yannick Morvan, Maître de conférences en psychologie, psychologue clinicien, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.