Sylvie Royant-Parola - Juste le sommeil

Un petit tiers d’une existence qui en conditionne le reste. Les soignants le savent, eux qui dorment plutôt moins, et plutôt mal. Mais en connaissent-ils vraiment les mécanismes ? Alors parlons de Morphée. Fils de Nyx et peut-être d’Hypnos, il aurait eu 999 frères et sœurs. Il a, surtout, un sacré Réseau.

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Sylvie Royant-Parola
Psychiatre
Présidente du réseau Morphée

Le sommeil : un petit tiers d’une existence qui en conditionne le reste. Les médecins le savent, eux qui dorment plutôt moins, et plutôt moins bien. Mais en connaissent-ils vraiment les mécanismes ?  Alors parlons de Morphée. Fils de Nyx et peut-être d’Hypnos, il aurait eu 999 frères et sœurs. Il a, surtout, un sacré Réseau.

Le sommeil des médecins, c’est un problème spécifique ?

Oui et non. Le Réseau Morphée a publié les résultats 1 d’une grande enquête observationnelle sur le sommeil des soignants en 2018. 882 personnes ont répondu, mais il s’agissait majoritairement d’infirmières. Les médecins, internes et dentistes confondus représentaient 19 % à peine de l’échantillon, donc on manque de données. De manière générale, ce n'est pas une population qui dort beaucoup, mais ils sont à peu près dans la moyenne. En revanche, certains exercices particuliers, en cas de gardes par exemple, nécessitent une gestion du temps de sommeil modifiée, parfois problématique. Dans ces cas-là, la privation de sommeil est très délétère pour les capacités de réaction et de prise de décision 2. Même si on a la sensation de fonctionner correctement. Cela a été documenté à plusieurs reprises notamment dans des études portant sur les internes 3.

Comment aider les médecins à gérer leur sommeil ?

En commençant dès la fac de médecine. Parce que là, déjà, on ne nous apprend pas grand-chose sur le sommeil. Dans le tronc commun, 3 h en tout y sont consacrées, entre physiologie et traitement des troubles. un tiers de notre vie est résumé en 3 h de cours. Au final, les médecins ont un vrai déficit de connaissance sur le sommeil.

C’est aussi à la fac qu’on crée et entretient auprès des futurs médecins l’illusion d’une performance constante. On leur laisse croire qu’ils seront à-même d’effectuer n’importe quel acte à n'importe quel moment, aussi longtemps que nécessaire. C’est absurde et dangereux. Quand ils enchainent les gardes, ils sont dans une rupture de rythme permanente, qui se traduit par une grande fatigue. Or certaines personnes sont très sensibles à la privation de sommeil et ne peuvent pas tenir dans la durée. C’est physiologique. 

Quand j’interviens pendant les Journée d'Ateliers Dynamiques et d'EchangeS (Jades) mises en place par l’association Soins aux Professionnels de Santé, je reprends avec les soignants les bases de la physiologie du sommeil. C’est une simple question d’hygiène de vie, mais encore faut-il savoir quand dormir, et combien de temps. Le Réseau Morphée propose aussi des formations en DPC sur le sommeil, car les médecins sont souvent démunis quand les patients en parlent. Ces derniers consultent rarement juste pour ça. Typiquement, ils sont venus pour autre chose et ils en parlent en fin de consultation. Donc le médecin leur prescrit un hypnotique - souvent réclamé par le patient - parce qu’il n’a ni les connaissances ni le temps de décortiquer leur sommeil.

La sieste à l'hôpital pour les soignants, c’est une bonne idée ?

Dès que l'on offre une possibilité de récupérer au cours d'une garde ou d’une vacation de nuit, c’est une bonne idée. Même une sieste brève est très régénératrice et permet ensuite d’avoir une meilleure faculté de décision et des gestes plus précis. Ce qu’il faut, c’est simplement un endroit calme, de l’obscurité et surtout la certitude que l’on ne sera pas dérangé pendant 30 min. Une habitude qui n’est pas évidente à instaurer car dans notre culture la sieste est associée à la fainéantise. En Chine, en Corée, au Japon, elle est davantage perçue comme un outil qui permet d’être plus productif.

Par contre, les lunettes 3D que l’on voit fleurir dans les services sont de purs gadgets. C’est high-tech et facile à mettre en place, mais au mieux cela permet aux soignants de se focaliser sur autre chose que leurs préoccupations. C’est de l'ordre de la distraction, pas de la récupération.

Le Réseau Morphée, à quoi sert-il ? 

Avant tout à orienter les patients, les aider à trouver le meilleur correspondant. Mais on leur propose aussi un travail en groupe, en 3 séances. Autre priorité, la prévention, surtout à destination des enfants et ados. Le problème, ce sont les smartphones. Déjà, les écrans simulent une lumière naturelle qui trompe le cerveau et boque le mécanisme d'endormissement. Mais les réseaux sociaux en eux-mêmes sont des stimulants. Ils mettent le jeune en situation d'interaction, d’excitation et de dépendance aux autres. Exactement comme si ses amis étaient présents dans sa chambre. Impossible de s’endormir dans ces conditions.

On peut d’ailleurs se poser la question de l’impact des réseaux sociaux sur le sommeil des nouvelles générations d’internes et de médecins, qui ont grandi dans cet univers. Il n’y a pas d’étude là-dessus à ma connaissance. Par contre j’ai le sentiment que ces réseaux, notamment Twitter, sont plutôt une opportunité pour eux car ce sont à la fois de vrais exutoires et une possibilité de partage des connaissances. 

1- Enquête observationnelle du Réseau Morphée en partenariat avec l’association Soins aux Professionnels de Santé (SPS) réalisée en 2017. Parmi les 13 000 répondants, 880 se sont identifiés comme soignants (Âge moyen : 41.6 ans). Les résultats complets sont à retrouver ici.

 2- N.D.L.R. : voir aussi à ce sujet les « Recommandations de bonnes pratiques Surveillance médico-professionnelle des travailleurs postés et/ou de nuit » (2012) éditées par la Société Française de Médecine du Travail. Les troubles associés au travail de nuit, et notamment le risque d’erreurs chez les soignants, sont abordés p.62.

3- Sleep and Alertness in Medical Interns and Residents: An Observational Study on the Role of Extended Shifts.
Mathias Basner, David F. Dinges, Judy A. Shea, Dylan S. Small,  Jingsan Zhu,  Laurie Norton, Adrian J. Ecker,  Cristina Novak, Lisa M. Bellini, Kevin G. Volpp.
Sleep. 2017 Apr 1;40(4). doi: 10.1093/sleep/zsx027                                  

N.D.L.R : il s'agit de l'une des études les plus complètes à ce jour pour quantifier les différences dans la durée du sommeil et la vigilance entre les internes qui effectuent des gardes de nuit et les résidents (chefs de clinique) qui n’en font pas ou rarement. Réalisée par l’Université de Pennsylvanie (Philadelphie), elle a été publiée en 2017.

Méthodes :
- L’activité sommeil-éveil de 137 internes et 87 résidents en rotation de deux semaines en médecine interne et en oncologie a été évaluée à l'aide d’un accéléromètre de poignet qui mesure l'intensité du mouvement du poignet et l'enregistre en une minute par période.
- La vigilance a été évaluée quotidiennement au moyen :

Résultats :
- les internes ont dormi en moyenne 6,93 heures par période de 24 heures entre les gardes, soit moins que les résidents ne travaillant pas la nuit (7,18 heures). Ils ont bénéficié en moyenne de 2,19 heures de sommeil pendant les nuits de garde (17,5 % n'ont pas dormi).
- la vigilance était significativement plus faible le matin après les nuits de garde que les autres jours. Les siestes entre 9 h et 18 h le premier jour suivant la garde étaient fréquentes (90,8 %) et duraient en moyenne 2,84 heures, mais malgré cela les stagiaires dormaient encore 1,66 heure de moins par 24 heures.

Conclusion :
Le temps de sommeil moyen des internes effectuant des gardes de nuit prolongées n'a diminué que modérément comparativement aux résidents qui n’effectuaient pas ou rarement des gardes de nuit. Cependant, leur vigilance les lendemains de garde a été profondément altérée.

Il ressort de cette étude :

Si les internes pouvaient bénéficier d'une période de sommeil nocturne protégée pendant la nuit, l’inertie du sommeil pourrait être atténuée si on leur demandait de se lever au moins 30 minutes avant la fin de la période de sommeil protégée.

Par ailleurs, limiter la durée des gardes réduirait la probabilité de travailler pendant le nadir circadien. Toutefois, les internes devraient encore faire la transition entre des gardes de nuit et des gardes de jour, souvent prévues de manière consécutive, avec des gardes potentielles en phase circadienne et des périodes de sommeil plus courtes et perturbées pendant la journée.