Suisse : la task force Covid peine à se faire entendre

La tension entre experts et décideurs politiques est habituelle en temps de crise. En Suisse, la task force «Covid» peine à se faire entendre malgré une situation sanitaire catastrophique. Les nouvelles restrictions applicables ce 18 janvier sur l'ensemble du territoire helvétique ont été réclamées par les experts il y a plus d'un mois. Le fédéralisme et surtout la priorité accordée à l'économie fragilisent leur voix. Un des membres historiques de la task force vient d'en claquer la porte.



Pourra-t-on skier pendant les fêtes ? La polémique sur le maintien de l’ouverture des remontées mécaniques est emblématique des débats qui agitent la Suisse. Début décembre, face à une nouvelle augmentation des cas de Covid-19, le ministre de la Santé Alain Berset a suggéré de nouvelles restrictions, dont la réduction de la capacité d’accueil des télécabines. Réaction immédiate des parlementaires du parti nationaliste et conservateur de l’Union démocratique du centre (UDC) : «Aussi longtemps que des trams et bus bondés peuvent circuler dans les villes, il n’y a pas de raison valable d’imposer des restrictions aux remontées mécaniques dans les montagnes».

La Suisse est très sévèrement touchée par la pandémie. Or la gestion de celle-ci, et notamment la mise en place des mesures de restrictions, est rendue particulièrement complexe par deux éléments : la difficulté d’harmoniser ces mesures, décidées au niveau des 26 cantons d’une part, et la forte pression exercée par certains décideurs politiques et économiques d'autre part. 


«Les politiciens devraient enfin apprendre à considérer la science sur un pied d’égalité» 

La «Swiss National COVID-19 Science Task Force» est le comité consultatif scientifique qui conseille le gouvernement fédéral. Dirigé par le Professeur de microbiologie Martin Ackermann, il compte plus de 70 experts, tous bénévoles. Au cours des dernières semaines, cette task force a réclamé en vain l’application de mesures plus strictes pour arrêter la propagation du virus.

L’épidémiologiste Christian Althaus en fait partie. Ou plutôt, en faisait partie. Membre historique de la task force, M.Althaus vient d’en claquer la porte. Sur twitter, il a laconiquement annoncé sa décision le 9 janvier en écrivant à propos d’un article qu’il partageait : «C'est en partie la raison pour laquelle j'ai démissionné du groupe de travail cette semaine. Les politiciens devraient enfin apprendre à considérer la science sur un pied d’égalité.» 
 

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L’article cité, paru dans le journal Aargauerzeitung, témoignait de l’importance grandissante de la task force dans l’opinion publique. Il pointait aussi les réticences de certains des sept conseillers fédéraux face aux prises de parole de la task force. Parmi eux, le Président de la Confédération suisse Guy Parmelin, en charge de l’Économie, et le conseiller fédéral Ueli Maurer, responsable des Finances, tous deux membres de l’UDC.

Christian Althaus a déclaré à SRF News que cette tension politique est devenue «difficile et pesante», précisant même «Je ne peux plus me permettre de travailler au sein de la task force.» L'épidémiologiste s’est également dit «impressionné par la persévérance» de ses collègues. Il était pourtant l’un des premiers scientifiques suisses à avoir alerté de la gravité de l’épidémie.

Dès le 22 février 2020, alors qu’aucun cas n’avait encore été détecté sur le territoire helvétique, M.Althaus avait affirmé que la Suisse était confrontée à «à une des plus grandes urgences sanitaires de son histoire récente». Dans la foulée, il avait critiqué la passivité des autorités suisse - qui comparaient alors la Covid-19 à une simple grippe - ainsi que le manque de ressources allouées au dépistage et au traçage des cas contact.


Scientifiques et politiques, la valse-hésitation

Christian Althaus n’est pas le premier membre de la task force à jeter l’éponge : en juillet 2020, c’est son ancien président - le Pr Matthias Egger, prédécesseur du Pr Ackermann - qui a démissionné. À cette occasion Matthias Egger avait insisté sur la nécessaire indépendance de la science face au monde politique. Un mois plus tôt ce dernier avait critiqué l'assouplissement trop rapide des mesures de restrictions par le Conseil fédéral. 

Cette lutte d’influence entre scientifiques et politiques s’est accentuée depuis que la task force a gagné en liberté de parole, en juin 2020, à l’occasion de la levée de l’état d’urgence. La responsabilité de la gestion de la crise est alors revenue aux cantons : le Conseil fédéral définit toujours les mesures qui s'appliquent à l’échelon national mais il revient aux cantons de prendre celles qui s'imposent en fonction de la situation locale. La communication de la task force - jusqu’alors coordonnée au niveau national - s’est alors retrouvée quelque peu affranchie de sa tutelle. La Chancellerie fédérale a finalement repris les rênes en octobre et semble désormais vouloir canaliser la communication. Les réunions de la task force ont lieu désormais avant plutôt qu'après les réunions gouvernementales : elle n’a donc plus la possibilité de commenter les décisions du Conseil fédéral. 

L’exercice est périlleux pour le Pr Ackermann, actuel président de la task force. Il s'est toujours montré soucieux que les résultats scientifiques soient largement accessibles à la population, dans l'intérêt de la science et de la démocratie. Les politiques l'appellent à la modération quand certains experts le pressent d’user de son influence pour obtenir plus de restrictions. Samia Hurst, autre experte de la task force, est plus mesurée. Pour cette professeure de bioéthique «Les décisions politiques ne peuvent pas être dirigées par la seule science (...) Ce n’est pas nous qui avons la responsabilité des décisions, ce sont nos élus.»


Remettre en douceur les pendules à l'heure

Le 15 décembre, lors d’un point presse, le Pr Ackermann a déclaré que face à l’augmentation du R, proche de 1 dans les cantons romands, il fallait en urgence des mesures strictes, à l’échelon national, et «soutenues (...) par toutes les personnes qui sont directement et indirectement touchés sans qu’elles en soient responsables – c’est-à-dire les employeurs, les employés et les employées, les propriétaires des entreprises

D'après lui les mesures prises quatre jours plus tôt ne suffisaient pas et il appelait clairement à un nouveau confinement sur tout le territoire. «D’un point de vue scientifique, ces mesures doivent s’avérer très efficaces, à l’instar du lockdown introduit à Genève au début du mois de novembre 2020 ainsi que de celui mis en place dans le pays en mars et avril 2020 avec la fermeture des restaurants et des magasins non essentiels ainsi que l’application stricte du travail à domicile lorsqu’il est possible.» Lorsqu’un journaliste lui a demandé ce qu’il ferait s’il était un politicien, le Pr Ackermann a répondu : «Je choisirais de mettre en place le plus vite possible des mesures très poussées

L'exemple cité par Ackermann illustre d'ailleurs les limites du fédéralisme. Face à la deuxième vague de l'épidémie, le canton de Genève avait ordonné la fermeture des magasins non essentiels du 3 au 28 novembre. Résultat : ses habitants se sont rués sur les centres commerciaux du canton de Vaud voisin. Le magasin Ikea vaudois était ouvert, quand son homologue genevois - distant de 40 km - restait fermé.    


Le variant change la donne

Ackermann n’hésite pas à rappeler que la perspective scientifique consiste à modéliser les scénarios possibles, et à signaler des dangers éventuels à un stade précoce. Ce qu’il avait déjà fait en alertant très tôt sur la surcharge à venir des unités de soins intensifs. Ce qu’il a réitéré le 29 décembre, en montrant que la mutation du virus en provenance du Royaume-Uni pourrait faire exploser le nombre d'infections à 20.000 cas par jour à la mi-avril 2021. Selon les projections de la task force, ce variant «anglais» pourrait supplanter les autres dès février : sa croissance en Suisse est exponentielle, avec un doublement des cas chaque semaine.

En décembre, le Pr Ackermann s'était ému de la situation catastrophique du pays : «Avec 80 décès par jour, nous sommes au 7e rang mondial Plus d'un mois après son appel au confinement le Conseil fédéral a finalement décidé de renforcer les mesures de restriction sur tout le territoire. À partir du 18 janvier 2021 - et pour l'instant jusqu'au 28 février - les rassemblements seront limités à cinq personnes et les commerces ne vendant pas de biens «de consommation courante» devront fermer. Au grand dam des entreprises, le télétravail jusqu'alors recommandé devient obligatoire... mais uniquement «lorsque cela est possible sans efforts disproportionnés.» Des contours flous, et une seule certitude : les suisses sont encore loin d'un confinement total.

Quant aux stations de ski, elles resteront ouvertes.