Souffrance psychique et suicide des étudiants en médecine<br>(Livio Tarchi)

Les étudiants en médecine semblent plus exposés à la souffrance psychique et au suicide. Des causes précises sont identifiées, mais la méthode et les données manquent.



Psychiatre à l'université de Florence, Livio Tarchi est l'auteur principal d'une étude1 portant sur le suicide des étudiants en médecine, publiée dans Psychiatric Quarterly en 2021.

Cette étude portait sur les étudiants en médecine de l’Université de Padoue (5 suicides sur la période 2014-2019). Les conclusions sont les suivantes : 



Dr Tarchi, les étudiants en médecine sont-ils plus à risque de présenter des troubles psychiques ?

C'est un domaine qui était peu exploré auparavant. Ces dernières années, probablement en raison de la diminution du nombre de médecins, on a assisté à un renversement de cette tendance : l'intérêt pour le bien-être des médecins et des étudiants en médecine s’est renforcé. Sur ce sujet, la littérature scientifique n'offre aujourd'hui aucune preuve solide. Pour être honnête, les conclusions des études vont souvent dans des directions contradictoires.

Certaines études indiquent que les étudiants en médecine présentent moins souvent des diagnostics francs de dépression majeure et d'anxiété généralisée. Mais dans le même temps, lorsqu’on mène une enquête spécifique car on soupçonne de telles difficultés, les craintes sont presque toujours confirmées. Comment pouvons-nous l'interpréter ?

Les maladies psychiatriques font encore l'objet d'une grande stigmatisation, qui pèse lourdement sur les personnes qui en souffrent et sur leurs familles. En cause, la peur des préjugés, du blâme, de l'isolement. Au sein de la communauté médicale, cette stigmatisation est amplifiée. Le médecin en souffrance psychique ne révèle pratiquement jamais ses symptômes. Il en va de même pour les étudiants en médecine. Ils savent que leurs enseignants, en tant que médecins, pourraient découvrir leurs troubles.  

Ces étudiants craignent aussi que ces difficultés, comme un épisode de dépression ou des troubles anxieux, les pénalisent après l’obtention de leur diplôme, que ce soit sur le lieu de spécialisation ou au sein de leur association médicale. Les universités, les hôpitaux et les ordres professionnels sont imbriqués et déterminent des relations souvent durables. Les étudiants en médecine redoutent qu'un diagnostic psychiatrique n'entame pour longtemps leur crédibilité auprès des futurs collègues, voire des patients. 

L'idée de devoir préserver l'image publique du médecin, comme s'il s'agissait d'une figure non humaine, est très répandue. Prenons un sujet omniprésent en ce moment : le burnout. On en parle de manière générale. Mais qui, à l'hôpital, en parle réellement à ses collègues ? Quelles sont les recherches qui, à ce jour, ont permis de recueillir des données solides pour analyser le phénomène et activer des plans d'intervention efficaces ? Les médecins sont réticents à en parler, sans doute précisément à cause de cette stigmatisation vécue au sein de la communauté médicale.


Si la stigmatisation des maladies psychiatriques est si forte, cela a-t-il un sens d'activer des cellules de soutien psychologique au sein des universités et des hôpitaux ?

Ces dispositifs partent de bonnes intentions mais ne semblent pas être efficaces. De toutes manières, il existe aujourd'hui en Italie peu d'universités qui garantissent un soutien psychologique accessible et constant à leurs étudiants. Celles qui mettent en place des lieux d'écoute ne répondent pratiquement jamais à leurs besoins réels.

Tout d'abord, il y a le problème de l'anonymat. L'université peut-elle garantir que l'utilisation de ces services restera anonyme ? Un étudiant qui n'en est pas absolument sûr n’y fera jamais appel, par peur du jugement de ses professeurs. C’est très différent d’un étudiant ingénieur qui craque à cause de ses examens ou fait une dépression : lui peut se tourner vers des médecins sans craindre que ses professeurs ou ses futurs employeurs ne l’apprennent plus tard. 

Idem après l'obtention du diplôme, que ce soit à l’université ou des années après dans un hôpital. Un interne ou un médecin de 40 ans savent que les personnes qui les accueilleront dans ces cellules travaillent par ailleurs avec les professeurs ou les collègues. Autre question, qui reste floue : s’il s'avère nécessaire de procéder à un examen psychiatrique approfondi, l'université peut-elle contacter le médecin traitant ou d’autres services de santé ? L'université dispose-t-elle de ce champ d'action ? Il existe un patchwork de possibilités dans ce domaine, mais sans modalités définies et partagées.


Les universités se penchent-elles suffisamment sur ce phénomène ?

Pas beaucoup, d'après mon expérience. D'une part, on parle peu du problème, et si l'on n'en parle pas, il est impossible de mettre en œuvre une quelconque initiative. Lorsque ce problème est abordé, c’est souvent à la suite d'un énième cas extrême dont on parle dans les médias. L'attention est alors portée sur un individu, sa situation personnelle, ses proches, etc. 

Je crois plutôt qu'il faut essayer d'analyser le phénomène en portant un regard global sur l'ensemble de la population concernée. Cette vue d'ensemble ne peut être obtenue qu'en collectant des données, en analysant les statistiques et les tendances. Le problème, c’est que les universités sont réticentes à fournir des données sur leurs étudiants souffrant de troubles psychiatriques et qui font des tentatives de suicide ou se suicident. Très souvent, elles ne disposent tout simplement pas de ces données. 

L’institut [Istituto Nazionale di Statistica] censé suivre les tendances de la mortalité en Italie ne dispose pas de données précises sur le statut des personnes suicidées. Nous ne savons donc pas combien de cas concernent des étudiants en médecine, en ingénierie, en langues ou autres.

La prise de conscience doit d'abord se faire au niveau, sinon de la politique, du moins de la politique de santé. La souffrance psychique chez les étudiants en médecine doit être observée, caractérisée et décrite. Sans la capacité d'analyse pour observer les événements, on ne peut pas penser à des plans d'intervention. Or, ce pivot initial fait défaut aujourd'hui. 

Au cours de mes six années à l'université de Pavie, cinq étudiants en médecine ont mis fin à leurs jours. La première fois, c'est arrivé en deuxième année et c'était un de mes camarades de classe. Ce que nous voyons, c’est la sonnette d'alarme lorsqu’un étudiant se suicide, parfois son mensonge pour masquer des examens qu'il n'a jamais passés. Mais nous devons aller plus loin : nous devons trouver la bonne loupe pour analyser le problème.


D'après vous, quelle devrait être la première étape ?

Mettre en place un registre national unique de la mortalité par suicide pour recueillir des données sur ce phénomène. Comme cela se fait, par exemple, pour les accidents de la route. Avant tout, nous avons besoin d'une méthode commune et généralisée de collecte de données.

Toutes les interventions en matière de politique de santé, même au niveau international, partent de là. Or nous disposons aujourd'hui de données fragmentées à différents niveaux, qui souvent ne prennent même pas en compte les étrangers étudiant en Italie.


Pourquoi, au niveau mondial, la volonté de collecter des données et d'analyser le problème fait-elle défaut ?

La probable plus grande propension aux syndromes dépressifs et au suicide chez les étudiants en médecine a été mise en évidence dans différents pays. Toutes ont conclu que davantage de données sont nécessaires pour analyser le phénomène.

Il y a plusieurs raisons à ce manque de données. Parmi les plus importantes, à mon avis, figure la question des universités privées. Si ce phénomène est contenu en Italie, il est très répandu aux États-Unis. Quelle université privée peut vouloir être transparente à ce sujet et risquer de perdre son attrait et ses clients ? Il vaut mieux pour elles mettre en avant des élèves ultra-performants, excellents même dans l'art de plier leur serviette de table.

Pour résumer, les universités sont réticentes à collecter et partager ces données, et les registres de mortalité sont incapables de collecter des informations de manière exhaustive. Nous ne pouvons pas non plus collecter de données fiables auprès des médias, car on leur recommande d’être discrets sur les cas de suicide pour éviter les suicides “copycat” [par imitation]. 

Cela a été prouvé : quand un acte suicidaire est mis en évidence dans les médias, on observe dans la foulée une augmentation des cas. Aux États-Unis, on assiste souvent à de véritables vagues de diagnostics psychiatriques et de suicides après un acte suicidaire. Souvent, ces vagues sont locales, très intenses, et ont tendance à s'éteindre à court terme.


Ce plus grand malaise des étudiants en médecine est-il lié à des raisons intrinsèques ou bien au contexte des études ?

Ces deux éléments – l'étudiant en médecine lui-même et la formation médicale – ont lorsqu'ils coexistent une importance égale dans le déclenchement des dynamiques spécifiques qui minent la santé mentale de l'étudiant.

Nous savons qu’un étudiant en médecine est plus susceptible de correspondre à un certain type de personnalité, même s'il en existe plusieurs sous-types. Nous pouvons imaginer, par exemple, que la personnalité typique de l'étudiant en médecine est caractérisée par des dynamiques liées à la réussite, au statut social, au leadership. Un environnement académique qui ne tient pas compte de ces caractéristiques particulières des étudiants est évidemment voué à créer des situations de stress.

Un autre type de personne n'aurait probablement pas le même degré de souffrance. Mais ce qui nous intéresse, c'est de voir le monde tel qu'il est. L'idée d'une «psychologie universitaire», d'une intervention universitaire tout court perd son sens quand on se rend compte que les étudiants sont très différents les uns des autres, qu'ils ont des désirs et des besoins différents.


Une formation qui s'inspirerait des caractéristiques générales de ses étudiants serait-elle plus efficace pour améliorer le bien-être des étudiants ?

Exactement. Nous devons éviter la tour d'ivoire, l'université fermée et éloignée des besoins des étudiants. Le programme d'études doit être conçu pour ceux qui le suivent, en offrant toujours des alternatives pour développer au mieux les aptitudes et les capacités individuelles.

Je pense que cet élément est plus pertinent pour la médecine que pour les autres cursus. En effet, pour les étudiants en médecine, il y a une forte imbrication des parcours universitaires et professionnels. Alors que ceux qui étudient la littérature par exemple ont peu de chances que leur professeur d'université devienne leur supérieur hiérarchique sur le lieu de travail, ou qu’il interagisse avec (et peut-être détermine) leur future sphère professionnelle.

La figure du médecin est particulière, elle comporte plusieurs plans d'action qui se croisent. Les étudiants en médecine en sont conscients, ils savent que la relation avec leurs professeurs ne prendra pas fin avec l'obtention du diplôme. Alors que pour d’autres étudiants l'idée de «serrer les dents» pendant l'université, puis de fermer la parenthèse et d'en ouvrir une nouvelle, celle du travail, peut valoir la peine. 

Pour les médecins, il y a une perspective d'avenir d'interaction avec le monde universitaire pendant les études supérieures, la formation continue et les activités de recherche. Dès leur formation, ils sont confrontés à un mélange d'aspects différents : les mondes éducatif, professionnel et social ne font qu'un, avec les dynamiques de pouvoir compétitives et durables qui y sont associées.


Le burnout chez les médecins remonte donc à la faculté de médecine ?

Je pense que oui. Le sujet du burnout chez les médecins est complexe. C'est un domaine de recherche sur lequel je travaille, avec d'autres collègues, avec pas mal de difficultés. La première, qui peut paraître anodine, est la portée du terme "burnout". 

Lorsque l'on parle de burnout, on en parle toujours dans le contexte du travail. Pour les médecins, il y a une période, l’internat, où l'on est médecin mais en même temps étudiant. Le terme “burnout” peut-il être utilisé dans cette phase de mélange des études et du travail ? Peut-il être utilisé pour les étudiants en médecine ?

En parlant des médecins, il faut considérer l'idée d'une identité qui n'est pas séparée de la profession : le médecin est toujours un médecin, même quand il dort. Comment cette identité est-elle gérée ? Comment est-elle enseignée, comment est-elle transmise ?  

Le serment d'Hippocrate nous dit de traiter ceux qui nous apprennent à être médecins comme des membres de la famille. L'idée du groupe, de la famille, de l'identité est ancrée dans la tradition médicale occidentale depuis plus de deux mille ans. L'idée que le médecin joue un rôle particulier dans la société est également ancienne et, probablement, le poids de cette idée se fait déjà sentir lorsqu'on commence à étudier la médecine.

À mon avis, il faut partir de là pour analyser le phénomène du burnout chez les médecins. Ce n'est peut-être pas l'idée que nous nous faisons tous du médecin qu'il faut corriger, mais la manière dont les futurs médecins l'assimilent, en premier lieu à l'université.

 

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Livio Tarchi



(Propos recueillis par Amedeo Cutuli / Traduction Benoît Blanquart)


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Note :

1. Tarchi L, Moretti M, Osculati AMM, Politi P, Damiani S.
The Hippocratic Risk : Epidemiology of Suicide in a Sample of Medical Undergraduates.
Psychiatr Q. 2021 Jun;92(2):715-720.
doi : 10.1007/s11126-020-09844-0.
Epub 2020 Sep 7. PMID : 32895751 ; PMCID : PMC8110500.