Les nouvelles technologies ont transformé en profondeur la manière de soigner. Tout médecin utilise désormais les outils numériques – dossiers médicaux informatisés, télémédecine et télésuivi, robotique, biocapteurs, réalité virtuelle – dont certains recourent à l'intelligence artificielle.
Les patients ont quant à eux recours, en toute autonomie, aux applications, portails et réseaux sociaux qui leur sont dédiés. Ils accèdent à des informations qui étaient autrefois détenues par les seuls médecins.
Le Serment d’Hippocrate, dont la dernière révision majeure1 date de 1948 est-il encore à même de guider le praticien dans un écosystème médical profondément remanié ? Oui, d’après les auteurs d’un article2 récemment publié, mais à condition que ce texte fondateur bénéficie d’une petite mise à jour.
NB : les auteurs se réfèrent ici à une version anglophone du Serment d’Hippocrate.3 Nous indiquons pour chaque extrait le texte d’origine et sa traduction. Les ajouts qu’ils proposent sont en gras et italique.
Le respect de la vie privée du patient est un passage phare du Serment d'Hippocrate. Il s’agissait jusqu’alors de garder secrètes les paroles échangées entre le médecin et son patient. Mais quid de cette confidentialité à l’ère des données de santé ?
Les données médicales peuvent désormais être largement partagées. L’efficacité thérapeutique , que ce soit au niveau individuel ou collectif. Les décisions médicales sont davantage concertées et l’accès au big data favorise la mise au point de traitements. Dans cet article, les auteurs proposent donc que le Serment d’Hippocrate soit ainsi modifié :
“I will respect the privacy of my patients and their data, for their problems are not disclosed to me that the world may know.”
Je respecterai la confidentialité concernant mes patients et leurs données, car leurs problèmes ne me sont pas révélés pour que le monde entier en ait connaissance.
De plus, les auteurs estiment que le Serment devrait insister sur la primauté du traitement des patients et non celui de leurs données. En automatisant des processus, l'intelligence artificielle (IA) tend à remplacer certains rôles des médecins.
Pour autant, ces derniers ne doivent pas perdre de vue l’ensemble des dimensions “humaines” de leurs patients, comme leur histoire personnelle et leur bien-être biopsychosocial. L’intervention de l’IA ne doit donc pas réduire le patient à ses seules données digitales, d’autant plus que le risque d'une utilisation abusive d'algorithmes potentiellement biaisés ne peut pas être écarté.
“I will remember that I do not treat a fever chart, a cancerous growth, a data point, or an algorithm’s suggestion, but a human being.”
Je me souviendrai que je ne traite pas un tableau de fièvre, une excroissance cancéreuse, une donnée ou la suggestion d'un algorithme, mais un être humain.
Les auteurs proposent même que les algorithmes soient cités nommément et placés au même niveau que les scalpels et médicaments. Une manière de mettre en lumière leur rôle désormais majeur, tout en en soulignant les écueils.
"I will remember that there is an art to medicine as well as science, and that warmth, sympathy, and understanding may outweigh the surgeon’s knife, the chemist’s drug, or the programmer’s algorithm."
Je me souviendrai que la médecine est un art autant qu'une science, et que la chaleur, la sympathie et la compréhension peuvent l'emporter sur le scalpel du chirurgien, le médicament du chimiste ou l'algorithme du programmeur.
En prêtant le Serment d’Hippocrate, un médecin s’engage à respecter les acquis scientifiques rendus possibles par ses prédécesseurs. Les auteurs suggèrent que ce texte mette aussi en avant les progrès de la médecine imputables à d’autres scientifiques, non médecins, ainsi qu’aux patients. Ceux-ci participent activement à la recherche médicale, en fournissant leurs propres données ou au travers de travaux de recherche centrés sur le patient (Patient-Centered Outcomes Research).
"I will respect the hard-won scientific gains of those physicians, researchers, and patients in whose steps I walk, and gladly share such knowledge as is mine with those who are to follow."
Je respecterai les acquis scientifiques durement gagnés par les médecins, les chercheurs et les patients dans les pas desquels je marche, et je partagerai volontiers les connaissances qui sont les miennes avec ceux qui me suivront.
La relation hiérarchique patient-médecin était jusqu’alors dictée par l'asymétrie des connaissances. Or, avec l’avènement des technologies numériques, les patients peuvent désormais faire preuve d’une réelle expertise. Ils ont accès à des informations qualitatives. Surtout, leur expérience de la maladie et les données qu’ils fournissent via des capteurs ou des applications des données sont utilisées par les médecins pour établir le diagnostic et définir le traitement.
Le Serment d'Hippocrate encourage les médecins à dire "Je ne sais pas" et à solliciter au besoin l’aide de confrères ou consoeurs. Pour les auteurs, le Serment pourrait hisser les patients au rang de partenaires.
"I will treat my patients in an equal-level partnership, and I will not be ashamed to say ‘I know not,’ nor will I fail to call in my colleagues when the skills of another are needed for a patient’s recovery."
Je traiterai mes patients dans le cadre d'un partenariat d'égal à égal, et je n'aurai pas honte de dire "Je ne sais pas", ni de faire appel à mes collègues lorsque leurs compétences sont nécessaires au rétablissement d'un patient.
Le Serment d’Hippocrate passe sous silence un volet devenu prioritaire de la médecine moderne : la prévention. La médecine des 4P se veut avant tout Prédictive et Préventive ; elle s’applique à des personnes en bonne santé.
“I will apply, for the benefit of the healthy and the sick, all measures [that] are required, avoiding those twin traps of overtreatment and therapeutic nihilism.”
J'appliquerai, dans l'intérêt des personnes en bonne santé et des malades, toutes les mesures [qui] sont nécessaires, en évitant ces deux pièges que sont le surtraitement et le nihilisme thérapeutique.
Les évolutions mineures du Serment d’Hippocrate suggérées par ces auteurs revitaliseraient un texte que les prochaines générations de médecins pourraient finir par trouver obsolète. Cette tendance semble déjà observable.
En 2016, un sondage4 réalisé par Medscape montrait que la pertinence du Serment d’Hippocrate est de plus en plus discutée dans le corps médical. Parmi les 2.674 médecins et 134 étudiants en médecine qui ont répondu, 39% des moins de 34 ans ont déclaré que le Serment était encore très significatif, versus 70% des 65 ans et plus.
À l'inverse, parmi les 267 répondants de moins de 34 ans, 18% ont déclaré qu'il n'était pas du tout significatif (versus 10% des 836 répondants les plus âgés). Chez les étudiants en médecine, 41% des répondants le trouvaient très significatif, mais pour 16% il ne l'est plus du tout.
Dans les commentaires, les répondants à ce sondage pointaient notamment le fait que le médecin n’a plus vraiment un pouvoir indépendant de se comporter de manière morale et éthique. De nombreux acteurs interviennent désormais dans la prise en charge des patients. Or ces acteurs – assurances maladie, industrie pharmaceutique, etc. – ont avant tout des objectifs financiers et non éthiques.
Notes :
1- Meskó B, Spiegel B
A Revised Hippocratic Oath for the Era of Digital Health
J Med Internet Res 2022;24(9):e39177
DOI: 10.2196/39177
2- En 1948, la nouvellement créée Association médicale mondiale formule la Déclaration de Genève, ou Serment de Genève, équivalent moderne du Serment d’Hippocrate.
3- The Hippocratic Oath: Modern Version (1964)
4- Youngest, Oldest Physicians Diverge on Hippocratic Oath