Santé publique aux USA (partie 3) : changements de politique américaine et implications pour les systèmes de santé européens

Les changements de politique de santé aux États-Unis pourraient avoir un impact sur les normes cliniques européennes, la confiance des patients et la collaboration scientifique.

Dans cette série consacrée à la « santé publique aux États-Unis », l'auteur explore les derniers changements en matière de politique américaine et de santé publique. Leurs impacts se font déjà sentir aujourd’hui et redéfinissent l’avenir de la science et de la médecine, que ce soit aux États-Unis, ou ailleurs dans le monde. Venez lire les premières parties :

De la « liberté thérapeutique » à l’érosion de la médecine fondée sur les preuves

La réorientation récente de la politique de santé américaine, en particulier depuis la création de la Commission Make America Healthy Again (MAHA) par le décret exécutif 14212, suscite de vives inquiétudes au sein des communautés médicales et scientifiques à l’internationale. Si cette initiative se présente comme une stratégie de lutte contre les maladies chroniques et de promotion de la liberté thérapeutique, elle reflète aussi un tournant idéologique plus large qui délaisse le consensus scientifique au profit de preuves anecdotiques et d’interventions non validées. À mesure que ces évolutions gagnent du terrain aux États-Unis, leurs effets se font de plus en plus sentir au-delà des frontières, avec des implications pour les systèmes de santé publique européens, y compris français.

L’une des conséquences les plus notables des travaux de la Commission MAHA est l’érosion de la médecine fondée sur les preuves comme norme de décision clinique. Son rapport intermédiaire, publié en mai 2025, recommande l’intégration de thérapies alternatives telles que l’homéopathie, la consommation de lait cru et les traitements à base de plantes dans les soins financés par des fonds publics. Ces recommandations s’appuient largement sur des témoignages personnels plutôt que sur des essais cliniques et citent des sources amplement critiquées pour leur manque de rigueur méthodologique. Bien que ces idées prennent racine dans un contexte politique et culturel spécifique aux États-Unis, leur influence s’étend aux attitudes et demandes des patients en Europe.

En France, un rapport de la CNAM de 2024 évalue à plus de 6 % les demandes de remboursement impliquant des traitements complémentaires ou non validés. Des pressions similaires ont été signalées en Allemagne, les données du GKV-Spitzenverband indiquent qu’en 2025, environ 5 % des assurés ont soumis des demandes pour des thérapies alternatives, soit près du double du taux observé en 2022. En Italie et en Espagne, les autorités sanitaires nationales ont également noté une augmentation progressive de la demande pour ces thérapies, bien que leur remboursement demeure largement limité.

Alors même que ces traitements ne sont pas remboursés par défaut par les assurances maladies, la persistance de ces demandes reflète une évolution des attentes des patients, qui sont de plus en plus influencées par le discours américain sur la « liberté thérapeutique ». Par ailleurs, le débat sur la légitimité de l’homéopathie a refait surface en Europe, certains responsables politiques appelant même à sa réintégration dans les dispositifs de remboursement public.

La confiance vaccinale également affectée

À l’échelle de l’UE, les données de l’Eurobaromètre de 2024 indiquent que la confiance vaccinale varie considérablement d’un pays à l’autre (85 % au Portugal contre moins de 60 % en Bulgarie), ce qui souligne à la fois la vulnérabilité de la confiance publique et l’influence transfrontalière des récits américains. Une étude de 2024 publiée dans Scientific Reports a mis en évidence des disparités significatives dans la couverture vaccinale contre la COVID-19 au sein d'un même pays, l'Allemagne, avec des taux de vaccination plus faibles dans les régions caractérisées par des niveaux d’éducation et des statuts socio-économiques plus bas.

Ces résultats suggèrent que la confiance dans les recommandations de santé publique demeure fragile, en particulier dans les communautés déjà vulnérables face à la désinformation. La situation est aggravée par la diffusion massive de récits sceptiques quant à la vaccination sur les réseaux sociaux tenus par les américains. Ce phénomène continue d’influencer les perceptions en Europe, malgré les efforts des institutions nationales pour y répondre.

Une collaboration scientifique sous tension

Au-delà de son impact sur la pratique clinique et le comportement des patients, l’évolution de la politique de santé américaine affecte également la recherche scientifique et l’innovation. Les réorganisations structurelles au sein des National Institutes of Health (NIH) et de la Food and Drug Administration (FDA) ont créé une incertitude concernant les collaborations internationales. Début 2025, plusieurs entreprises biotechnologiques américaines ont publiquement exprimé leurs inquiétudes devant les retards de la FDA concernant les procedures d’examen, causés selon eux par les réductions d’effectifs et la réorganisation administrative.

Selon les informations rapportées par Reuters, ces retards ont conduit plusieurs entreprises à initier des essais cliniques précoces en Europe, invoquant des délais plus rapides et un engagement réglementaire plus prévisible. L’Agence européenne des médicaments (EMA) a confirmé une augmentation modeste, mais mesurable des demandes d’essais multinationaux impliquant des promoteurs américains choisissant des centres de coordination européens.

Dans le même temps, les allocations du NIH pour les projets de recherche en phase précoce lancés à l'initiative de chercheurs ont diminué d'environ 1,8 milliard de dollars au cours du premier semestre 2025. Cette réduction a perturbé des dizaines de projets impliquant des partenaires européens, en particulier dans le développement vaccinal et la pharmacologie de la douleur. Il en résulte un découplage partiel des efforts de recherche transatlantiques, contraignant les institutions européennes à réévaluer leurs dépendances et leur exposition aux risques.

En réponse, la Commission européenne a lancé l’initiative « Choose Europe », allouant 500 millions d’euros pour attirer des chercheurs internationaux et renforcer les consortiums basés dans l’UE. Bien que cette initiative vise à stabiliser le paysage scientifique, elle traduit également une reconnaissance croissante du fait que le leadership américain en recherche médicale ne peut plus être considéré comme acquis.

Redéfinition de l’expertise et reconfiguration de la relation médecin–patient

Les répercussions de ces évolutions s’étendent au rôle symbolique des médecins et des experts scientifiques. En dévalorisant l’expertise établie et en présentant le consensus scientifique comme une forme de biais institutionnel, la Commission MAHA alimente un récit dans lequel les médecins ne sont plus perçus comme des guides neutres, mais comme des représentants de systèmes contestés. Ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. En France, des observations issues de la pratique clinique indiquent une augmentation du nombre de patients remettant en question les diagnostiques ou rejetant les plans thérapeutiques qui leurs sont proposés au profit d’informations trouvées en ligne ou de recommandations d’influenceurs sur les réseaux sociaux.

Cette évolution de la relation médecin–patient accroît la charge cognitive et émotionnelle pesant sur les cliniciens, qui doivent non seulement justifier chaque décision médicale par des explications exhaustives, mais aussi contrer directement la désinformation. Les jeunes médecins en particulier rapportent des difficultés à gérer ces conversations, notamment face à des positions idéologiques fermement ancrées. Les associations professionnelles ont commencé à aborder cette problématique par le biais de modules de formation continue axés sur la communication dans le contexte d’une science contestée.

La confiance du public dans le savoir expert constitue un pilier essentiel d’une prise en charge médicale efficace. Si l’autorité des cliniciens est systématiquement remise en cause, la capacité à assurer des soins cohérents et de haute qualité sera compromise, indépendamment de la validité scientifique des traitements proposés.

Pressions réglementaires et réponses européennes

Les conséquences politiques et réglementaires des évolutions législatives américaines commencent à se manifester en Europe. Si les lois américaines n’ont aucun effet juridique au sein de l’UE, elles exercent une influence normative. Les références à la « liberté thérapeutique », telles qu’énoncées dans les documents de la Commission MAHA, apparaissent désormais dans les débats européens. En Allemagne, des commissions parlementaires ont reçu des propositions informelles visant à envisager une intégration élargie des médecines complémentaires dans le système de soins financé par des fonds publics, en prenant le modèle américain comme référence.

Parallèlement, des effets économiques et commerciaux se dessinent. La Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques (EFPIA) a averti en avril 2025 que les menaces de nouveaux tarifs douaniers américains sur les importations pharmaceutiques pourraient perturber la recherche collaborative, en particulier dans le domaine des biothérapies et de la production vaccinale. Bien qu’aucune mesure n’ait été mise en œuvre à ce jour, la perspective d’une divergence réglementaire et de barrières commerciales ajoute une pression supplémentaire aux tensions scientifiques et institutionnelles existantes.

L’aspect peut-être le plus préoccupant de ces changements induits par la politique américaine réside dans le risque de fragmentation au sein même de l’Europe. Car les États membres réagissent de manière différentes aux pressions des adeptes des médecines complémentaires, la cohérence des normes à l’échelle européenne pourrait s’affaiblir. La France maintient actuellement un cadre relativement strict, fondé sur les recommandations de la Commission technique des vaccinations (CTV) de la HAS. Toutefois, les variations liées aux soins transfrontaliers, aux services de télémédecine et à la mobilité des patients risquent de compliquer le maintien d’une application homogène des critères fondés sur les preuves.

Dans ce contexte, la défense de la médecine fondée sur les preuves ne relève pas uniquement d’un enjeu professionnel ou académique, il s’agit d’un impératif de santé publique. L’Union européenne doit réaffirmer les principes de transparence, de rigueur méthodologique et de pertinence clinique comme fondement des politiques et pratiques de santé de ses états membres. Cela implique de résister aux pressions visant à intégrer des thérapies non validées, de renforcer les stratégies de communication pour contrer la désinformation et de garantir que les mécanismes de financement privilégient le mérite scientifique plutôt que les tendances idéologiques. Si le leadership américain continue de s'éloigner des standards fondés sur les preuves, et tend à se retirer de la coopération internationale, les institutions européennes devront se préparer à assumer un rôle plus central, non seulement pour protéger leurs propres populations, mais aussi pour préserver le cadre mondial qui soutient une médecine de haute qualité, fondée sur la science.

Sources

  1. Rennert P, Scholz S, Brandt M. Socioeconomic and educational disparities in COVID-19 vaccine uptake in Germany. Sci Rep. 2024;14:12873. doi:10.1038/s41598-024-75273-9
  2. Robert Koch Institut. STIKO vaccination recommendations. 2024.
  3. The White House. Make our children healthy again: Assessment. 2025 May 22.
  4. GKV-Spitzenverband. Bericht zur Inanspruchnahme von Komplementärmedizin im GKV-System. 2025. [Internal report]
  5. Haute Autorité de Santé. Évaluation de l’homéopathie – Avis final. 2019.
  6. Caisse Nationale d’Assurance Maladie. Rapport sur les dépenses de santé alternatives en France. 2024.
  7. Un syndicat de médecins utilise du deepfake pour contrer les "conseils" santé des influenceurs en ligne, BFM TV, mars 2025
  8. European Commission. Eurobarometer 538: Attitudes towards vaccination in the EU. 2024.
  9. European Commission. Choose Europe: Research innovation package 2025–2027. 2025.
  10. European Medicines Agency. Annual statistics on multinational clinical trial authorisations. 2025.
  11. Reuters. Drugmakers warn EU that US tariffs further weaken sector in Europe: sources say. 2025 Apr 8.
  12. Reuters. FDA upheaval pushes some biotech firms to plan early trials out of US. 2025 May 14.