Prédire la crise suicidaire en scrutant l'évolution des rêves

La modification des rêves pourrait permettre de prédire une crise suicidaire. Or ce signe d’alerte est particulièrement simple à rechercher dans la pratique clinique.



Depuis une dizaine d’années, les travaux de recherche sur les liens entre la récurrence des cauchemars ou des insomnies et le risque de passage à l’acte suicidaire se multiplient.  

Il existe une association bien connue entre les cauchemars et les troubles dépressifs majeurs. Par contre, on ne sait pas précisément si les cauchemars sont un facteur de risque indépendant du comportement suicidaire, ou bien si cette association est médiée par la dépression.  

En 2011, une étude1 montrait que les cauchemars sont le facteur prédictif le plus fiable du risque de suicide, indépendamment d’autres facteurs. Hypothèse retenue : au-delà des symptômes d'insomnie, de dépression, d'anxiété ou de syndrome de stress post-traumatique, la présence de cauchemars peut ajouter de la détresse supplémentaire, entraînant une augmentation des idées suicidaires.

Dans un travail de recherche ultérieur 2 , les mêmes auteurs suggéraient que la durée des troubles du sommeil est pertinente dans l'évaluation du risque de suicide. Pour le professeur de psychologie Michael R. Nadorff, auteur principal, «L'insomnie et les cauchemars sont d'autant plus fortement associés au risque de suicide qu'ils durent longtemps».3

En 2021, une vaste étude4 incluant plus de 40.000 participants, avec une durée moyenne de suivi de 19 ans, concluait pour sa part que les cauchemars n'ont aucune influence sur le taux d'incidence du suicide, mais qu'ils peuvent par contre refléter une dépression préexistante.

Les cauchemars pour prédire le passage à l’acte suicidaire ? 

Questionner un patient sur ses rêves et leur éventuelle modification est très simple à réaliser. Dans un contexte de prévention d’une crise suicidaire, il serait donc précieux pour les médecins de savoir si les cauchemars peuvent constituer un signal d’alerte fiable.

Cette piste est étayée par deux études récentes. La première 5 , datant de 2021, portait sur des adolescents sortant de soins psychiatriques aigus. Une association entre les troubles du sommeil – pensées ruminatives avant l'endormissement et cauchemars – et les pensées suicidaires survenant le lendemain a été mise en évidence. Ces troubles peuvent donc être considérés comme un facteur de risque à court terme pour les pensées suicidaires. 

La deuxième étude6, française, a été publiée fin 2022 dans The Journal of Clinical Psychiatry. Elle portait sur l'évolution chronologique des cauchemars, de leur contenu et de leur intensité, durant les mois précédant une crise suicidaire. 

Une altération progressive des rêves

Dans cette étude naturaliste portant sur 40 personnes ayant fait une tentative de suicide, 80% d’entre elles (N=32) ont déclaré avoir connu une altération de leurs rêves avant une crise suicidaire. 

Pour 21 personnes, il s’agissait de cauchemars, définis ici comme des rêves si terrifiants qu’ils réveillent la personne (à la différence des rêves dysphoriques ou «mauvais rêves»).  

Les auteurs ont pu identifier une progression chronologique : les «mauvais rêves» présents 4 mois avant la tentative de suicide sont devenus des cauchemars 3 mois avant cette crise. 9 personnes ont déclaré que des scénarios de répétition de suicide sont apparus dans leurs rêves, 45 jours en moyenne avant la tentative.  

Presque tous ces patients (97,5%) présentaient des symptômes dépressifs. il s’agissait très majoritairement de symptômes évalués comme modérés à sévères. 60% des participants ont déclaré souffrir d'insomnie et 92,5% d’entre eux avaient une qualité de sommeil altérée.

Dans la pratique

Pour l'auteur principal, le psychiatre et médecin du sommeil Pierre A. Geoffroy, les mauvais rêves sont liés au suicide parce que la réponse émotionnelle de la personne est similaire qu'elle soit endormie ou éveillée.7  

Geoffroy souligne qu'il n'existe pas à ce jour d'outil suffisamment fiable qui puisse détecter à lui seul les signaux d'alerte de la crise suicidaire. Il estime toutefois que le dépistage de l’altération des rêves pourrait être efficace notamment dans un contexte d'urgence.

De manière plus générale, le dépistage d’une crise suicidaire serait facilité si les médecins savaient précisément quels types de troubles du sommeil sont particulièrement inquiétants. 

Ainsi, les questions classiques du type «Est-ce que vous dormez bien» ou encore «Êtes-vous insomniaque» pourraient avantageusement être remplacées par des questions précises sur l’évolution de la nature des rêves et de leur contenu.


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Notes :

1- Nadorff MR, Nazem S, Fiske A. Insomnia symptoms, nightmares, and suicidal ideation in a college student sample. Sleep. 2011 Jan 1;34(1):93-8. doi: 10.1093/sleep/34.1.93. PMID: 21203379; PMCID: PMC3001802.

2- Nadorff MR, Nazem S, Fiske A. Insomnia symptoms, nightmares, and suicide risk: duration of sleep disturbance matters. Suicide Life Threat Behav. 2013 Apr;43(2):139-49. doi: 10.1111/sltb.12003. Epub 2012 Dec 28. PMID: 23278677; PMCID: PMC3609914.

3- Sarah Fowler   | The Clarion-Ledger
“MSU professor links nightmares to suicide risk”

4- Anna Karin Hedström, Rino Bellocco, Ola Hössjer, Weimin Ye, Ylva Trolle Lagerros, Torbjörn Åkerstedt,
The relationship between nightmares, depression and suicide,
Sleep Medicine, Volume 77, 2021, Pages 1-6
doi.org/10.1016/j.sleep.2020.11.018.

5- Glenn, C., Kleiman, E., Kearns, J., Boatman, A., Conwell, Y., Alpert-Gillis, L., & Pigeon, W. (2021).
Sleep problems predict next-day suicidal thinking among adolescents: A multimodal real-time monitoring study following discharge from acute psychiatric care.
Development and Psychopathology, 33(5), 1701-1721.
doi:10.1017/S0954579421000699

6- Geoffroy PA, Borand R, Ambar Akkaoui M, Yung S, Atoui Y, Fontenoy E, Maruani J, Lejoyeux M.
Bad Dreams and Nightmares Preceding Suicidal Behaviors.
J Clin Psychiatry. 2022 Nov 23;84(1):22m14448.
doi: 10.4088/JCP.22m14448. PMID: 36416752.

7- “Timing, Content of Bad Dreams May Help Predict Suicide” (novembre 2022)
psychiatrist.com