Pénurie de médicaments : les pharmaciens sont-ils la rustine d'un système de santé qui peine à anticiper les crises ?

None

Le nouveau rôle des pharmaciens sur l'échiquier de la santé depuis la Covid-19

Le temps où les pharmaciens étaient raillés pour n'être que des "vendeurs de boîtes" semble révolu. Depuis le début de l'épidémie de Covid, les 21.000 officines ont pris une place de plus en plus importante dans l'organisation de la santé en France. Les pharmaciens ont prouvé à plusieurs reprises être capables de s'organiser avec brio pour dénouer des situations de blocage.

Ainsi, dès le début de l'épidémie, la fabrication de millions de litres de gel hydro-alcoolique leur a été confiée, ce qui a permis de limiter la propagation du virus. Les campagnes de dépistage et de vaccination n'ont été possibles que grâce à l'investissement des pharmacies. Tour à tour centres de test, distributeurs de médicaments et lieux de vaccination, elles ont été sans conteste l'une des pierres angulaires de la lutte contre l'épidémie.

Le ministère de la santé a institutionnalisé le nouveau rôle des pharmaciens dans la politique vaccinale en leur octroyant cet été l'autorisation de prescrire et délivrer l'ensemble des vaccins prévus par les politiques vaccinales.

Une crise de l'approvisionnement en médicaments sans précédent

La nouvelle crise sanitaire à gérer aujourd'hui est celle de la difficulté d'approvisionnement pour certains médicaments. Selon un pharmacien parisien, "Chaque jour, environ un tiers des médicaments recherchés par les patients sont en rupture de stock".1

Cette situation s'explique avant tout par des causes structurelles, telles que la délocalisation des usines de production en Chine ou la logique de marché, alors même que le médicament n'est pas un produit de consommation comme les autres. Elle a aussi été fortement aggravée par des causes conjoncturelles, comme la fin des confinements partout dans le monde qui a entrainé la reprise des épidémies saisonnières.

Lorsque la demande d'antibiotique a chuté avec le confinement mondial, certains producteurs ont tout simplement arrêté d'en produire. Aujourd'hui, la reprise ne suffit pas à pallier les besoins actuels. L'offre n'arrive pas à suivre la demande qui ne cesse de croître. D'autant que nombreux pays sont désormais capables d'acheter des médicaments autrefois inaccessibles pour eux, tandis que la Chine a décidé d'en exporter moins afin d'en garder davantage pour son usage interne.

Dans ce jeu de l'offre et la demande, la France, qui avait réussi à négocier l'achat de l'amoxicilline® à bas prix auprès des producteurs est maintenant pénalisée par cet accord. Elle n'est plus un partenaire considéré comme prioritaire lorsque d'autres pays sont prêts à payer le prix fort.2

La place de la France en tant que producteur de médicaments

Il fut une époque pas si lointaine où la France était le premier producteur européen de médicaments. Elle est tombée à la quatrième place.3

Le ministère de la santé tente de renverser la tendance pour éviter d'aller droit vers une catastrophe de santé publique. En juin 2023, le gouvernement a publié une liste de 450 médicaments essentiels4 pour lesquels les laboratoires seront contraints de constituer quatre mois de stock et de jouer la transparence en cas de difficulté. On y retrouve bien sûr le paracétamol® et l’amoxicilline®, l’ensemble des vaccins obligatoires mais aussi des antidiabétiques, des antalgiques, des anticancéreux et des dizaines d’antibiotiques. Pour une cinquantaine de ces molécules, dont le paracétamol®, l’amoxicilline® et certains anticancéreux, le président Emmanuel Macron a demandé expressément la relocalisation de la production en France.

En octobre 2023, l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a lancé son plan hivernal 2023 - 20245 pour anticiper et limiter les tensions sur certains médicaments majeurs de l’hiver et ainsi sécuriser la couverture des besoins des patients. Les mesures prévues pour prévenir les ruptures de stocks sont entre autres : des importations de médicaments initialement destinés à d’autres marchés, des contingentements, des ajustements du circuit de distribution et la mobilisation de préparations magistrales.

Les préparations magistrales pour pallier les manques

La fabrication de préparations magistrales est encadrée par le code de la santé publique, qui prévoit qui est autorisé à les fabriquer, à quelles occasions et sous quelles conditions. Le cas des ruptures de stock d'un médicament d’intérêt thérapeutique majeur est prévu à l'article L 5125-23 du Code de la Santé publique.

Les autorités de santé disposent donc du cadre juridique nécessaire pour demander aux pharmacies équipées d'un laboratoire de produire une molécule en rupture de stock. Elles ne sont que 47. Depuis janvier 2023, ces quelques pharmacies produisent de l'amoxicilline® en dosage pédiatrique en grande quantités, afin de répondre à des demandes émanant de toute la France. Depuis peu, il leur a aussi été demandé de produire de la flécaïne®. Ces autorisations de production ont pour l'instant vocation à rester temporaires, mais qui sait combien de temps la crise d'approvisionnement va durer ?

Certaines pharmacies péparatrices sont capables de produire des volumes impressionnants. À Paris, la pharmacie Delpeche a fabriqué en quelques mois plus 3 millions de gélules d'amoxicilline® pédiatrique.6 La pharmacie des Rosiers à Marseille a elle sorti dans l'urgence 9.500 gélules de flécaïne® sur les 27.000 préparées en pharmacie ces dernières semaines.7

Toutefois, même à leur capacité maximale, les officines ne peuvent pas tenir le même rythme de l'industrie pharmaceutique. Selon le syndicat national de la préparation pharmaceutique (SN2P), les préparateurs auraient la capacité de produire "au maximum jusqu’à 20 % de l'amoxicilline® pédiatrique". Mais tant que la France ne sera pas capable d'importer ou de produire de façon constante des médicaments vitaux, leur capacité à produire dans l'urgence des médicaments n'est pas à prendre à la légère.

Quel est le coût de cette implication des pharmacies ?

Une question reste encore en suspens, toujours la même : quel peut être le prix de vente de ces préparations ? Leur fabrication en pharmacie est un travail manuel, dont le coût ne peut s'aligner avec celui des laboratoires pharmaceutiques.

Pour l'instant, une  partie est remboursée par la sécurité sociale, avec possibilité de tiers payant. Le reste à charge dépend de la mutuelle. Ce sont les pharmacies qui fixent leurs prix, en s'alignant de façon générale sur les recommandations des syndicats.

Cet effort de production n'est pas indolore pour le personnel des pharmacies. Il a aussi un coût humain car il nécessite des pics d'activité que les employés ne sont pas forcément en mesure d'absorber.

Quelle place peuvent occuper à l'avenir les pharmacies en cas de pénurie de médicaments ?

L'avenir dira, face à ces situations de pénurie qui sont de plus en plus fréquentes, si la prise de relais de pharmacies dans la préparation de médicaments deviendra non plus une exception, mais la règle. Il est crucial de voir sous quel délai et dans quelle mesure la production des médicaments considérés comme essentiels sera effectivement relocalisée en France. Quoi qu'il en soit, si nécessaire, les pharmaciens semblent être capables de changer d'échelle. Ils pourraient aussi augmenter le nombre de pharmacies préparatrices si on leur en donnait les moyens.

Que peuvent faire les médecins de leur côté ?

Les médecins ont bien entendu également un rôle clé à jouer afin de minimiser les effets de la pénurie de certains médicaments.

Ils sont invités à consulter régulièrement le site de l’ANSM pour se tenir informés des tensions d’approvisionnement. En fonction de ces données, il doivent juger de l’opportunité d’une prescription alternative. L’ANSM propose le cas échéant des solutions de remplacement, comme elle le fait actuellement pour la flécaine®.8

Proposer des traitements alternatifs est cependant une démarche délicate en pratique, notamment en ce qui concerne les prescriptions pédiatriques. Par exemple, si l’Augmentin® peut se substituer à l’Amoxicilline® dans le traitement d’une otite, son spectre est beaucoup plus large et il est autrement plus puissant. Il peut donc provoquer des effets secondaires importants tels que de fortes douleurs abdominales ou des mycoses. Plus grave encore, il peut contribuer à créer une résistance forte aux antibiotiques.9

Si un médecin choisit une prescription alternative, il est important qu’il en discute avec le patient et qu’il lui présente les avantages et les inconvénients.

Une autre voie possible est la priorisation des patients afin de juger de qui aurait besoin en priorité de tel ou tel traitement, ce qui bien entendu soulève des interrogations d’ordre éthique. Pour les médicaments vitaux en tension, tels que l’Abraxane® (une molécule très utilisée en monothérapie dans le cancer du sein métastatique et en association avec d'autres molécules de chimiothérapie pour traiter le cancer du pancréas et certains cancers bronchiques), une priorisation peut avoir des conséquences dramatiques, moralement insoutenables.

Toutefois dans le cadre restreint de la prescription d’antibiotiques, lorsque l’on sait que “8 médecins sur 10 ont des difficultés à refuser un antibiotique à un patient qui leur en demande”,10 ce n’est pas forcément une mauvaise chose qu'ils reprennent leur place et contribuent à l’éducation thérapeutique des patients en expliquant leur refus.

Sources
  1. « Trouver des solutions » : l’aggravation de la pénurie de médicaments laisse les pharmaciens et les patients dans le noir ; Observatoire de l'Europe ; 10 octobre 2023.
  2. Production pharmaceutique : l’excellence française, mythe ou réalité ? ; leem ; 1er mars 2022.
  3. Pénuries de médicaments : ces pharmacies autorisées à fabriquer leurs propres gélules ; TF1; 12 octobre 2023.
  4. Feuille de route pénuries, Liste des médicaments essentiels ; Ministère de la santé ; Juin 2023.
  5. Lutte contre les pénuries de médicaments : l’ANSM active son plan hivernal 2023-2024 ; 5 octobre 2023.
  6. À Paris, comment une pharmacie s’est adaptée pour produire des gélules d’antibiotique ; Le Figaro ; 4 septembre 2023
  7. Pénurie de médicaments : à Marseille, la pharmacie des Rosiers "en produit des quantités astronomiques ; La Provence ; 6 octobre 2023.
  8. Médicaments de remplacement de la flécaïnide en cas d’indisponibilité du médicament prescrit ; ANSM ; Août 2023.
  9. Pénurie d'amoxicilline : quelles sont les alternatives pour soigner son enfant ? ;  Europe 1 ; 26 janvier 2023.
  10. Un médecin généraliste sur deux est confronté à des problèmes d’antibiorésistance ; DREES ; janvier 2022.