L’intelligence artificielle au bloc opératoire

La triade chirurgien-robot-intelligence artificielle émerge doucement. Gain de temps, sécurité accrue... Les atouts semblent indéniables. Reste à définir le rôle de l'un et des autres.



Joris Galland est spécialiste en médecine interne. Après avoir exercé à l'hôpital Lariboisière (AP-HP) il a rejoint le CH de Bourg-en-Bresse. Passionné de nouvelles technologies, il se propose dans notre blog «Connexion(s)» de nous en expliquer les enjeux. 
 



À l’instar de l’être humain qui combine psychique et somatique, les nouvelles technologies distinguent la robotique d’une part et l’intelligence artificielle d’autre part. Historiquement, bien que les progrès en informatique après la Seconde Guerre mondiale aient été fulgurants, les avancées en robotique ont été beaucoup plus spectaculaires. 

L’arrivée des robots informatisés sur les chaînes de production est la base de la 3e révolution industrielle, née au début des années 1970. Nous avons tous en tête l’image de ces robots ouvriers capables d’assembler les pièces d’une voiture en un temps record et avec une minutie inégalable par l’Homme. Depuis, la tendance s’est inversée. L’essor de l'intelligence artificielle sous l’impulsion du deep learning contraste avec une évolution de la robotique qui semble beaucoup plus lente. 

La chirurgie fait partie de ces disciplines où robots et IA convergent. C’est donc l’un des domaines qui ont le plus profité des progrès technologiques. Le Pr Jacques Marescaux, pionnier de la robotique, le résume ainsi : «Les avancées technologiques ont rendu rapidement obsolètes les techniques chirurgicales traditionnelles (...) La chirurgie moderne s’attache à traiter les pathologies chirurgicales par un abord de moins en moins invasif tout en respectant strictement les principes fondamentaux de la chirurgie classique».1

Les blocs opératoires concentrent désormais la plupart des nouvelles technologies présentes dans un hôpital. Les «robots» ne sont plus l’apanage des grands CHU, et leur utilisation relève de la routine. Depuis leur console ergonomique, les chirurgiens de mon CH pilotent tels des orfèvres les quatre bras et la caméra 3D d’un Da Vinci. Que de chemin parcouru depuis l«’Opération Lindbergh», il y a vingt ans déjà… Souvenez-vous : le 7 septembre 2001, le Pr Marescaux opérait depuis New York la vésicule biliaire d’une patiente située à Strasbourg ! Une belle prouesse, qui n’a pas pour autant sonné le glas des déserts médicaux…


Robots et intelligences artificielles, les uns avec les autres  

Cette robotisation de la chirurgie permettra-t-elle l’émergence d’IA chirurgiennes ? Toute vidéo d’une opération génère des data exploitables par les technologies d’apprentissage profond. De là à imaginer qu’une IA nourrie par les données de centaines d’opérations se glisse au commande d’un robot et opère à son tour en toute autonomie, le pas n’est pas si grand. Le chirurgien doit-il craindre de devenir remplaçable ? Laurent Alexandre, lui-même chirurgien urologue, évoquait sa profession en 2014 : «D’ici à 2030, ce métier aura disparu et, la puissance informatique étant multipliée par 1.000 à chaque décennie, il n'y aura que des robots autonomes (...) les machines tourneront 24h/24 sans ressentir la moindre fatigue.»2 

Sept ans plus tard, où en sommes-nous ? En réalité, le Da Vinci est déjà capable de réaliser des opérations de manière semi-automatique. Il est possible de programmer ce robot pour réaliser de manière semi-autonome des gestes complexes comme des ligatures mini-invasives. Une technique qui, chez l’homme, nécessite un long apprentissage. Quant à l’IA proprement dite, elle entre peu à peu dans la danse. 

À l’Université de Berkeley, en Californie, une équipe a mis au point l’IA «Motion2Vec»3. Cet algorithme apprend à réaliser lui-même des points de suture en s'appuyant sur des vidéos de chirurgiens à l'œuvre. Couplé à un robot chirurgical, l’algorithme serait capable de reproduire certains gestes du chirurgien dont des points de suture. Les chercheurs ont constaté qu’«après le visionnage de 78 vidéos, le système réalisait déjà des points de suture avec une précision de 85,5% et une marge d’erreur moyenne de 94 millimètres». Si la réalisation des points de suture n’est pas une technique très complexe, elle est par contre chronophage. Avec Motion2Vec, le chirurgien pourrait en fin d’intervention céder la place à la machine. À charge pour elle de refermer la zone opératoire en suturant de manière autonome, sous le contrôle de l’infirmière de bloc.
 

Démonstration en vidéo
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L'intelligence artificielle sort de l'ombre

L’IA ne restera pas sur le banc de touche, attendant qu’on lui confie des tâches annexes. Au sein de l’IHU de Strasbourg, l’équipe du Pr Marescaux utilise déjà la puissance des IA pour modéliser des patients artificiels baptisés «clones virtuels». «Nous pouvons les manipuler dans tous les sens, retirer des éléments et même simuler l'effet des opérations« explique le Pr Patrick Pessaux. «Un algorithme colorie les structures anatomiques des 300 clichés pris en moyenne lors d'une IRM ou d'un scanner, puis les empile comme des Lego, pour donner une impression de volume». À défaut de réaliser des interventions chirurgicales complexes, l’IA sert ici à les préparer… et à former les chirurgiens juniors qui s’entraînent sur ces clones virtuels.4

L’équipe du Pr Marescaux va plus loin.  Elle utilise l’IA comme assistant chirurgien afin de garantir la sécurité opératoire. En se basant sur l’enregistrement de milliers d’heures d’opérations, les chercheurs élaborent une IA capable de guider le chirurgien vers la meilleure stratégie opératoire, au cours de l’intervention. Un essai concluant a été mené sur une chirurgie de vésicule biliaire. «Au bout de 50 interventions, l'ordinateur avait déjà compris que cette opération se déroule toujours en sept étapes» s’enthousiasme le Pr Marescaux. «Au bout de 120 interventions, il était capable de lancer une alerte si le chirurgien ne prenait pas le bon instrument ! D'ici à trois ans, l'algorithme s'enrichira de 300 vidéos supplémentaires : de quoi, certainement, éviter des erreurs plus subtiles.»  

Gain de temps, amélioration du geste chirurgical, garantie de la sécurité du patient… L’IA  peut faire valoir de sérieux atouts. Certes, cela ne concernera à court terme que des chirurgies peu ou moyennement complexes. Mais n’oublions que celles-ci représentent une grande majorité des opérations. De nos jours l’IA a encore les contours d’un super assistant pour le chirurgien, et son utilisation au bloc relève de la rareté. Mais je parie que dans les dix années à venir la triade chirurgien-robot-IA s’imposera, à la demande des patients et probablement des compagnies d'assurances.   

Le chirurgien sortira-t-il indemne de cette vague technologique ? Rien n’est moins sûr,  notamment pour les opérations de routine. Si la présence humaine sera toujours obligatoire dans un bloc, les rôles pourraient s'inverser… Demain, qui du chirurgien ou de l’IA assistera l’autre ?                                  

 

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Références :
1- La cyberchirurgie : l'intégration homme-machine pour la chirurgie du futur
Bulletin de l'Académie Nationale de Médecine
Volume 197, Issue 7, Octobre 2013, Pages 1291-1301

2- Emploi en 2025 : "Seuls les plus intelligents, créatifs et adaptables s’en sortiront"
Propos de Laurent Alexandre recueillis par Isabelle Maradan
L'Etudiant EducPros (2014) 

3-  Motion2Vec: Semi-Supervised Representation Learning from Surgical Videos
Ajay Kumar Tanwani, Pierre Sermanet, Andy Yan, Raghav Anand, Mariano Phielipp, Ken Goldberg (2020)

4-
Stéphanie Benz «Les patients deviennent transparents»
L'Express (2018)