L'euthanasie en Espagne : son visage et sa loi

«Ramón Sampedro Cameán, défenseur de la vie et de la mort dignes, marin sur terre...». En 1998, Ramón Sampedro mettait fin à ses jours avec l'aide de onze personnes. L'Espagne découvrit en vidéo ses derniers instants et son visage souriant. Le parlement espagnol vient de légaliser l’euthanasie, malgré l'opposition acharnée de partis politiques et de l'Église catholique. Et les réticences de certains médecins.



202 votes pour, 141 contre, 2 abstentions. Le 18 mars, le Parlement espagnol a entériné la loi sur l’euthanasie. L’Espagne devient le quatrième pays européen à légaliser la mort assistée pour les patients souffrant d’une maladie incurable, après les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Fin janvier, une loi dépénalisant l’euthanasie au Portugal a été retoquée par la Cour constitutionnelle. Le Canada et la Nouvelle-Zélande pratiquent aussi l’euthanasie.



Un marin en enfer

«Ramón Sampedro Cameán, défenseur de la vie et de la mort dignes, marin sur terre, poète, voisin et ami». La plaque est scellée dans la roche, sur cette plage d’As Furnas au Nord-est de l’Espagne d’où s’élança Ramón pour son funeste plongeon. C’était en 1968, Ramón avait 25 ans. 

En 1998, tétraplégique depuis presque 30 ans, l'ancien marin Ramón Sampedro a enfin pu mettre fin à ses jours. Depuis des années, il exprimait publiquement son souhait de mourir, et réclamait devant les tribunaux l’autorisation de le faire. Las de se battre, il demanda à onze personnes anonymes de l’aider. Chacune avait un rôle précis, suffisamment insignifiant pour empêcher des poursuites judiciaires. L’une acheta le cyanure de potassium, une autre plaça le verre sur la table de nuit, une autre y plongea une paille, etc. Enfin, la compagne de Ramón alluma la caméra.  

La vidéo des derniers instants de Ramón Sampedro Cameán, sourire aux lèvres, choqua profondément une opinion publique profondément divisée sur le thème de l’euthanasie. Les Espagnols étaient alors très influencés par la position intransigeante de l'Église catholique. Les protagonistes de cette mort assistée ont été poursuivis en justice. Faute de pouvoir établir les responsabilités, la Justice proclama un non lieu.

La compagne de Ramón voulut poursuivre le combat judiciaire engagé par celui-ci. Pour elle, les tribunaux auraient dû autoriser le médecin de M. Sampedro à lui procurer les médicaments nécessaires pour l'aider à mourir dignement. Cette nouvelle affaire fut classée sans suite, puis portée devant la Cour européenne des droits de l'homme qui déclara la requête «irrecevable»

 La suite se déroula loin des prétoires, sur grand écran. Ramón, joué par Javier Bardem, bouleversa bien au-delà des frontières. Le film Mar adentro reçut en 2004 le Golden globe puis l’Oscar du meilleur film étranger. 



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À gauche, la couverture du livre Cartas desde el Infierno (Lettres de l'enfer) écrit par Ramón Sampedro et publié en 1996
À droite : un extrait du film Mar adentro du réalisateur Alejandro Amenábar (2004)



L'euthanasie en Espagne : des critères et un parcours stricts

Plus de vingt ans après la mort de Ramón Sampedro Cameán une partie de la société espagnole a su dépasser ses clivages. Une nouvelle loi1sur l’euthanisie sera applicable à partir du 25 juin, portant sur «l’intervention qui provoque la mort d’une personne de façon directe et active, de la part du personnel soignant, en administrant une substance qui provoque la mort ou en la prescrivant pour que la personne puisse se l’administrer, que ce soit  dans un centre de santé ou à domicile.»

Le contexte – celui d’une «maladie incurable et invalidante qui provoque une souffrance intolérable» – et la procédure sont très stricts. Le patient qui optera pour l’euthanasie devra remplir cinq critères et accomplir un parcours précis.

  1. Avoir la nationalité espagnole ou résider légalement en Espagne et être majeur et capable et conscient au moment de faire la demande.
  2. Renseigner par écrit toute l’information qui existe sur le problème de santé du patient et les différentes alternatives dont l’accès aux soins palliatifs.
  3. Le patient doit faire deux demandes par écrit et de façon volontaire, séparées de quinze jours. Si le médecin référent du patient considère que le pronostic vital ou la durée probable de conservation de l’autonomie est inférieur à ce délai, il peut en accepter un autre, plus court, qui doit figurer sur le dossier du patient.
  4. Le patient doit être victime d’une maladie grave et incurable, ou d’une maladie grave, chronique et invalidante dans le termes établis par la loi, certifiée par le médecin référent. 
  5. Le patient doit donner son consentement éclairé préalablement à la réception de la prestation de l’aide à mourir. Ce consentement doit figurer dans son dossier. 

Un patient qui fera une première demande d’assistance pour une euthanasie devra donc être informé par le médecin sur son diagnostic, les possibilités thérapeutiques et le pronostic attendu, ainsi que sur les possibilités de soins palliatifs. Après la confirmation par le patient puis sa deuxième demande, il rencontrera de nouveau son médecin. Ce dernier sera alors tenu de consulter un médecin spécialiste de la pathologie du patient, n’appartenant pas à la même équipe de soins, afin qu’il valide à son tour la demande. Une commission régionale 2 composée de sept personnes – médecins, paramédicaux et juristes – désignera un comité d'experts pour évaluer chaque cas.

Le patient aura également la possibilité de rédiger à l’avance un document de directives anticipées et de désigner la personne qui le représentera, au cas où une perte d’autonomie l’empêche par la suite de confirmer sa décision. À tout moment de la procédure le médecin peut considérer que le patient n’a pas l’autonomie ou l’état de conscience suffisant pour décider. Il devra alors réclamer l’intervention du comité d'experts. Dans le cas où l’on considèrerait par la suite que cette évaluation du patient n’a pas été faite correctement, l’euthanasie pourra être considérée comme une aide au suicide voire comme un homicide.

Le texte reconnaît aussi le droit des soignants à l’objection de conscience : ils pourront refuser des demandes d’actes contraires à leurs convictions. Les noms et coordonnées des professionnels qui souhaitent faire valoir ce droit à l’objection de conscience seront recueillis sur un registre officiel.



Opposition idéologique et réticences des professionnels de santé

Ce projet de loi n’a pas recueilli l'unanimité, loin de là. Au parlement, il s’est heurté aux votes du Parti Populaire (PP, classé à droite) et du Vox (classé à l'extrême droite). Dans la société civile, ce sont des institutions représentant des soignants d’une part et l’Église catholique d’autre part qui se sont prononcées contre le projet de loi à plusieurs reprises, tout au long de la procédure d’approbation.

L’Organización Médica Colegial (équivalente à l’Ordre national des médecins) a rappelé en septembre 2020 que le code de déontologie interdit aux médecins de «provoquer la mort intentionnellement, même sur la demande expresse du patient». Dans la même déclaration, il était précisé que la sédation en fin de vie est  éthiquement correcte, et que les médecins doivent éviter tout acharnement thérapeutique et respecter l’autonomie du patient qui refuse des soins. 

À Madrid, les Ordres provinciaux (Colegios de Médicos, Odontólogos y Farmacéuticos de Madrid) ont publié en janvier 2021 une déclaration réclamant le retrait du projet de loi et l’instauration, à la place, d’une Loi générale sur les soins palliatifs. Les auteurs critiquaient vivement le gouvernement accusé de «vouloir faire passer la loi par décret sans chercher de consensus avec les professionnels de la santé et contre le critère du Comité de bioéthique».

En effet, les experts du Comité de bioéthique d’Espagne, organe consultatif qui dépend du ministère de la Santé et de la Science, ont considéré dans un rapport paru en septembre 2020 que l’euthanasie n’est pas un «droit subjectif» et qu’elle ne devrait pas être présentée comme une prestation publique. 

Du côté de l’Église catholique, la réaction est venue du secrétaire de la Conferencia Episcopal (Conférence des Évêques). Monseigneur Luis Argüello Garcia a déclaré qu’ «On ne peut pas éviter la souffrance en provoquant la mort». L’archevêque Vincenzo Paglia, président de l’Académie Pontificale pour la Vie, prônait quant à lui une amélioration de la qualité et de l'accès aux soins palliatifs.

Une position modérée, comparée à celle de l’évêque de Alcalá de Henares, Monseigneur Reig Pla : dans une lettre3 publiée le lendemain du vote de la loi sur l’euthanasie, il affirmait que l’Espagne avait été transformée en «camp d’extermination». Position peu surprenante de la part d’un homme qui avait déjà quallifié l’avortement d’ «holocauste silencieux».

Malgré le recours au Tribunal Constitutionnel annoncé par les partis opposés à cette loi, elle rentrera en vigueur le 25 juin prochain. Les régions ont donc trois mois pour nommer les experts qui composeront les Commissions.


Dr Juan Manuel Calvo Mangas



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Notes :
1- Ley Orgánica 3/2021, de 24 de marzo, de regulación de la eutanasia
2- L’Espagne comprend 17 communautés autonomes qui possèdent leurs propres pouvoirs exécutif et législatif.
C'est un pays décentralisé avec trois niveaux d’administration – centrale, régionale et locale – proches de ceux d’un Etat fédéral.
3- Mons. Reig: «ESPAÑA TRANSFORMADA EN UN ''CAMPO DE EXTERMINIO''. Ante la aprobación de la ley de la Eutanasia»