Les emblèmes de la Croix-Rouge : la lumière et l’ombre
De la croix rouge au cristal rouge : comment l'histoire, la politique et la foi ont façonné les emblèmes humanitaires les plus emblématiques du monde.
Une croix rouge sur un fond blanc
Dans l’histoire des conflits armés, rares sont les symboles qui ont incarné autant d’espoir et de contradictions que la fameuse croix rouge sur fond blanc. Conçue comme un signe de neutralité et de protection, elle est depuis sa création destinée à distinguer ceux qui soignent les blessés de ceux qui infligent les blessures. Cependant, au cours de plus de 150 ans d'histoire, cet emblème n’a pas toujours suffit à les protéger. Il a même été dans certains cas un fardeau pour ceux qui le portaient.
En Europe, avant l’adoption de l’emblème de la croix rouge, chaque service médical des forces armées avait son propre signe distinctif. L’Autriche, par exemple, utilisait un drapeau blanc, la France un drapeau rouge et l’Espagne un drapeau jaune. D’autres États avaient l’habitude de signaler leurs services médicaux par un drapeau noir, une couleur qui représente le deuil dans les pays occidentaux. Aussi, les chariots utilisés pour transporter les blessés n’avaient aucun marquage spécial permettant de les distinguer des autres véhicules des forces armées. Il était presque impossible d’identifier de loin les membres des services médicaux.
Il est facile d’imaginer les conséquences tragiques que cette confusion a entraîné. Si les soldats étaient à peine capables de reconnaître leurs propres ambulances militaires, ils ne pouvaient certainement pas distinguer celles de l’ennemi. En conséquence, les médecins et les infirmières étaient tout aussi exposés aux attaques que les combattants eux-mêmes. Non seulement ces symboles ne conféraient aucune protection d’un point de vue légal et réglementaire à ceux qui les portaient, mais ils servaient régulièrement de cibles aux soldats du camp adverse qui n’en connaissaient pas la signification.
L’adoption de l’emblème de la croix rouge est née du besoin de conférer un statut neutre à ceux qui aidaient les blessés afin d'assurer leur protection sur le champ de bataille. La neutralité impliquait le choix d’un emblème unique. En 1863, les délégués du Comité international de secours aux militaires blessés (futur Comité international de la Croix-Rouge) choisirent en hommage à la Suisse, la patrie d'Henry Dunant le fondateur de la Croix-Rouge, une croix rouge sur fond blanc. Elle a été obtenue par inversion des couleurs du drapeau de la confédération.
L’interprétation religieuse des emblèmes de la Croix-Rouge
Les symboles ne vivent pas seulement dans les textes qui les ont créés. Ils évoluent avec la perception, la culture et la mémoire. La croix rouge, bien que née d’un élan humanitaire, n’a pas échappé à une interprétation culturelle erronée.
En 1876, alors que les Balkans étaient ensanglantés par la guerre russo-turque, de nombreux secouristes furent tués par les troupes ottomanes simplement parce qu’ils portaient un brassard orné d’une croix (rouge). Les autorités turques, face à la sensibilité particulière de ses soldats musulmans à la croix, adoptèrent à la place le croissant rouge sur fond blanc pour signaler leurs services médicaux. Cette décision fut acceptée, mais uniquement pour la durée du conflit. Dans les années qui suivirent, de nombreuses demandes furent formulées pour réviser l’article 7 de la Convention de Genève de 1864. La Perse notamment souhaitait obtenir la reconnaissance d’un troisième symbole : un lion et un soleil rouges sur fond blanc. Les pressions exercées par de nombreux autres pays encore, comme la Turquie, aboutirent en 1929 à la reconnaissance de ces deux nouveaux emblèmes par la Conférence diplomatique.
Les sensibilités religieuses et les politiques nationales continuèrent toutefois à entraver le caractère universel de l’emblème. Lors de la Conférence diplomatique de 1949, des propositions visant à revenir à un emblème unique, ou à l'inverse, à accépter l’Étoile de David rouge comme autre nouveau symbole, furent discutées, mais finalement rejetées. La Convention décida le maintien de la croix rouge comme symbole principal, tout en autorisant l’usage du croissant rouge et du lion et soleil rouges dans des cas spécifiques. Israël ratifia le traité avec une réserve, précisant qu’elle utiliserait l’Étoile de David pour ses services médicaux militaires. L’Iran adopta le lion et soleil rouges au lieu du croissant rouge.
L’importance d’un emblème distinctif et protecteur
Le fait qu’il n’existe pas d'emblème unique n'est pas sans conséquence. Sa valeur protectrice est automatiquement diminuée et le risque subsiste de voir proliférer encore de nouveaux emblèmes et symboles. Le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge tend à être identifié à l'une ou l'autre des grandes religions - catholique ou islamique - et il est difficile de faire accepter l’un des emblèmes en fonction des confessions religieuses des populations où les secours sont présents.
Des études indiquent que les symboles de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge figurent parmi les plus connus au monde. Ce sont des moyens de communication uniques et universels. Sans avoir besoin de mots, ils signalent de manière claire que les hommes et les femmes du Mouvement sont présents sur place, pour aider. Même ceux qui ne savent ni lire ni écrire peuvent facilement reconnaître les symboles et les associer à la possibilité de recevoir une aide et une protection.

La croix rouge, le croissant rouge et le cristal rouge (credit: Wikipedia)
En réponse au refus de certaines nations d’accepter la croix rouge ou le croissant rouge comme emblèmes, il fut proposé de créer un nouvel emblème acceptable pour toutes les nations, quelles que soient leur culture ou leur religion. Le Mouvement de la Croix-Rouge a donc développé un nouveau symbole, le cristal rouge, dans lequel peuvent être insérés des symboles locaux ou aucun symbole du tout. Le Cristal-Rouge est devenu le symbole officiel du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge le 8 décembre 2005. Israël a également adopté le Cristal-Rouge en juin 2006, renonçant à l’usage de l’Étoile de David, tout en la conservant pour un usage interne et en utilisant le nouveau symbole lors des missions à l’étranger.
L’ambivalence du port de la croix rouge
Malgré une histoire de plus de 150 ans, les emblèmes protecteurs et distinctifs de la Croix-Rouge ne parviennent malheureusement pas toujours à protéger la vie des médecins et des blessés.
Dans un article de 2024 publié dans Medicine, Conflict and Survival, les chercheuses Kristina Griffin et Therese Taylor explorent les expériences personnelles de médecins militaires australiens ayant porté le brassard de la Croix-Rouge, pendant la première guerre mondiale (1914-1918) et pendant la guerre en Afghanistan (2001-2021). Bien que l’emblème soit censé signaler la neutralité et assurer la protection selon les Conventions de Genève, de nombreux soignants déclarent s’être sentis plus vulnérables en le portant.
À travers des lettres, des journaux intimes et des entretiens, les auteures montrent que les médecins militaires, tant dans le passé qu’aujourd’hui, ont souvent perçu le symbole comme un handicap plutôt qu’un bouclier. Lors de la Première Guerre mondiale, les brancardiers recevaient parfois l’ordre de retirer leur brassard pour éviter d’être pris pour cible. En Afghanistan, les médecins décrivent avoir délibérément évité le symbole par crainte d’être identifiés et attaqués comme ressource stratégique par des forces ennemies telles que les talibans.
En outre, l’emblème de la Croix-Rouge attirait des civils en quête de soins médicaux, créant des pressions morales et opérationnelles supplémentaires sur les soignants, incapables de répondre à ces besoins dans des zones de combat actives. Cela ajoutait encore de la tension émotionnelle, notamment lorsque les attentes humanitaires entraient en conflit avec les priorités militaires.
L’article révèle une tension profonde au cœur du service médical militaire : le double rôle de soignant et de soldat, et le symbolisme ambivalent de la Croix-Rouge elle-même. Plutôt que d’être une garantie de protection, l’emblème peut devenir une source de risque, notamment dans les guerres asymétriques modernes.
- Croce Rossa Italiana, Comitato di Parma. Il dibattito sulla bandiera. 18/08/2017
- Griffin K, Taylor T. The ambivalence of wearing the Red Cross. Med Confl Surviv. 2024 Sep;40(3):256-267. doi: 10.1080/13623699.2024.2353180. Epub 2024 May 27. PMID: 38803019.