L'épée de Damoclès sur la tête d'Hippocrate

Cela arrive et arrivera encore. Un accouchement qui tourne mal malgré une prise en charge standard. L'un des médecins redoute des suites judiciaires. L'inquiétude est si grande qu'elle ne laisse aucune place aux autres émotions.



Nous ne publions qu'exceptionnellement des textes anonymes. Voici une exception. Les suites judiciaires de ce drame n’étant pas encore connues, le médecin italien qui nous a confié sa réflexion n’a pas souhaité dévoiler son nom. Nous avons pu nous assurer de l'authenticité de ce récit.
Qu’importe son nom, son genre 1 ou sa spécialité. Ces quelques lignes résonneront probablement pour nombre d’entre vous.    



À peine arrivé à la maison, ma femme me demande comment fut ma journée. Mais elle sait déjà, elle sait parce que mon visage sombre reflète mon humeur. « Je suis inquiet. »

Dans la cuisine, je lui raconte cette naissance qui a mal tourné. Une heure de réanimation, en vain. Le nouveau-né est décédé. Je lui explique que j'ai fait tout ce qui était possible, que je suis sûr de n'avoir rien oublié, que je n'ai pas fait d'erreur, que j'ai suivi les directives. Tout a été noté sur le dossier médical. « J'en ai parlé avec mes collègues, eux non plus ne décèlent pas d’erreur. » Mais je ne peux que répéter : « Je suis inquiet ».

22 h, l’angoisse persiste. La procédure sera longue, je le sais. Après la transmission du dossier médical aux carabinieri [gendarmes], un juge devra décider si ce que nous avons fait, mes collègues et moi, constitue une faute. 

Je finis par souffler à ma femme : « Je suis inquiet car je serai très probablement mis en accusation. Un bébé mort en salle d'accouchement nous amènera au tribunal. C'est comme ça que ça marche maintenant. »

Après quelques instants suspendus, elle me répond doucement : « C'est étrange de t'entendre dire que tu es inquiet. Après ce que tu as traversé, je me serais attendue à ce que tu te sentes triste, désolé, épuisé, frustré, en colère peut-être. 

Vous avez tout fait pour sauver ce nourrisson, pendant une heure. Puis vous avez parlé à ses parents effondrés, à cette famille prête pour une grande fête et qui doit maintenant préparer des funérailles. 

Comment se peut-il que le sentiment qui t’envahit soit l'inquiétude d'un procès encore incertain, et qui, s'il doit advenir, conclura ce que tu sais déjà ? Que toi et tes collègues avez fait votre travail, que personne n'aurait pu sauver cet enfant ? »

17h01, tout bascule

Une jeune femme primipare, âgée de 36 ans. La grossesse est menée à terme sans encombre, hormis un diabète gestationnel simple et bien contrôlé par le suivi nutritionnel. Le travail est spontané, tout se passe bien. La tête sort mais les épaules ne s’engagent pas. Intervention rapide de l’obstétricien, du pédiatre et de l'anesthésiste en salle d'accouchement. Les manœuvres obstétricales sont pratiquées conformément aux protocoles. 8 minutes après la sortie de la tête, le corps est extrait. Absence de signes vitaux.

Maintenant seul, je passe en revue mentalement tous les événements dont j'ai été témoin depuis que j'ai été appelé à 17h01. Il n'y a rien que j'aurais pu ou dû faire différemment.

Le dossier de la sage-femme aurait peut-être pu être mieux rédigé, mais les données étaient toutes là, les procédures notées, les heures aussi. Certaines personnes pensent que le fait de trop écrire dans le dossier médical peut vous crucifier, moi je pense que c'est ce qui vous disculpe.

Ma femme ne comprend pas que je ne sois pas rentré à la maison le cœur dévasté par la douleur des parents. Je fais ce métier depuis des années et, à tort ou à raison – qui sait ? – j’ai laissé pousser une sorte d’armure. Tenir à distance la détresse des autres.

La réanimation d'un nourrisson ne me laisse pas indifférent, bien sûr, mais je suis habitué aux événements tragiques. En épluchant une mandarine, je pense pourtant que ma femme n’a pas tort. À cet instant, mon esprit devrait être comme la mandarine mise à nu que je regarde dans ma main : divisé en plusieurs segments, chacun correspondant à une émotion différente. Frustration, tristesse, colère, compassion, inquiétude, tout cela devrait m’assaillir.   

Mais non. Je suis seulement inquiet. Inquiet qu'un juge me condamne à verser une compensation qui mettrait ma famille à genoux. Égoïsme ? Non, je suis sûr qu’en ce moment mes collègues sont tourmentés par ces mêmes pensées. Un obstétricien, un pédiatre, deux anesthésistes, trois sages-femmes, tous ceux qui étaient dans cette pièce ressentent en même temps la même inquiétude que moi. J'en suis persuadé. 

C'est absurde. J'ai fait tout ce que je pouvais et devais faire. Tout comme mes collègues. Mais j'ai peur qu’un magistrat exhume un détail insignifiant, peut-être une phrase mal tournée dans le dossier médical. Juste assez pour bouleverser ma vie et celle de mes proches.

Demain, la mort de cet enfant sera probablement évoquée dans le journal. À moins que les réseaux sociaux s’en emparent en premier. Je les devine déjà, les commentaires assénés et relayés jusqu’à devenir vérité. «C’est une faute professionnelle... Un bébé en fin de grossesse physiologique ne peut pas mourir… Quelqu'un a sûrement commis une erreur… Les responsables devront payer.»

Je n'ai aucune confiance dans ceux qui évoqueront cette histoire. Pas davantage dans le magistrat qui jugera mes actions. Ce que je sais, c’est que dans la salle d'attente les grands-parents furieux parlaient déjà de poursuites judiciaires. Parce qu’eux non plus n’avaient plus aucune confiance en nous, en nos compétences, en ce que nous avons fait ou pas.

La peur du procès

Toute situation conduisant à la mort d'un nouveau-né doit être analysée. C’est fondamental que les autorités sanitaires enquêtent pour s’assurer que le décès n'était pas évitable. Je ne suis pas choqué qu'une telle procédure soit ouverte, ce n'est pas le problème.

Malheureusement, tout acte médical risque désormais de faire l'objet d'une condamnation judiciaire et sociale. D’autant plus si les pressions médiatiques et politiques alimentent un climat de méfiance et de chasse au coupable. L'épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes est chaque jour plus lourde, retenue par un crin de cheval toujours plus fin.2 Conséquence : la «médecine défensive» parasite en permanence nos pensées, nos actions.

La solution pour rétablir la confiance entre médecins et patients, nous la connaissons. Sincérité, transparence, exactitude. Soudain je me demande si, au long des neuf mois de cette grossesse, quelqu'un a déjà abordé avec les parents que j'ai rencontrés aujourd'hui la question des risques inhérents à l'accouchement.

Je ne pense pas que le médecin généraliste ou le gynécologue l'aient fait, ni que cela soit évoqué durant les cours de préparation. Pourtant, un accouchement n'est jamais un événement sans risque, contrairement à ce que l’on peut lire dans les magazines ou sur le web.

Ces décès inévitables

Selon les données de l'Organisation mondiale de la santé, il y a près de deux millions de mort-nés chaque année. Plus de 40% des mortinaissances surviennent pendant le travail. 

Comme on peut l'imaginer, les chiffres les plus alarmants se trouvent dans les pays en développement. Le risque de décès intrapartum en Afrique est 16 fois plus élevé que dans les pays d'Europe occidentale. Selon le rapport Euro-Peristat 2015-2019, le taux de mortinatalité 3 était en 2019 de 2,7 pour 1.000 naissances en Italie, versus 3‰ en 2015. Bien en deçà de la médiane européenne, qui s’établit à 3.2 ‰.4

En Europe, perdre un bébé en salle d'accouchement est donc un événement rare. Improbable, mais possible. Quelle que soit l'amélioration des systèmes de santé et des compétences médicales et obstétriques, et malgré les actions récentes visant à réduire la mortalité maternelle, néonatale ainsi que la mortinatalité évitables, ce risque ne peut être supprimé. Même dans les pays à revenu élevé comme le nôtre. Il restera toujours un pourcentage, aussi faible soit-il, de décès inévitables en salle d'accouchement.

Qui a raison ?

Nous vivons dans une société où l'on pense que la mort d’un bébé en salle d'accouchement découle forcément d’une erreur médicale. La famille réclame justice, les juges prononcent des sentences, les médias cherchent les gros titres, ceux qui ne savent pas et commentent écument de colère, les professionnels de santé tremblent.

Je me demande à qui revient la tâche de sensibiliser les futurs parents aux risques liés à l'accouchement. Je me demande qui doit informer la population des actions menées pour diminuer le nombre d’enfants mort-nés.

Je me demande qui doit taper du poing sur la table pour que les agendas politiques abordent cette question et ce qui va avec, la détresse psychologique pour les familles.

Je me demande ce qu'ils savent de la médecine ces maires que l’on retrouve en tête des cortèges, protestant contre la fermeture de si petites maternités où naissent si peu d’enfants.

Je me demande si ma femme n'a pas raison. Un médecin qui vient de s'occuper d'un bébé mort ne devrait ressentir que de la peine, de la colère et de la frustration, et non s'inquiéter d'un éventuel procès.


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Notes :
1- Par choix rédactionnel, le texte est au masculin.
2- D’après un mythe grec, Damoclès était un courtisan de Denys l’Ancien, roi de Syracuse. Celui-ci était constamment sur le qui-vive. Agacé par Damoclès, qui évoquait  sans cesse le bonheur d’être roi, Denys lui proposa de prendre sa place le temps d'une journée. Au milieu du festin, Damoclès aperçut au-dessus de sa tête une épée, retenue seulement  par un crin de cheval. Une manière radicale de montrer au courtisan que le bonheur d’être roi est précaire, que la puissance va de pair avec le risque de mourir à chaque instant.  
3- Les enfants nés sans vie à partir de 24 semaines de grossesse.
4- 1,8‰ en Estonie / 4,7‰ à Chypre.