Le piège des « éclipses » de diagnostic

Aux stades avancés des maladies incurables, les nouveaux symptômes ont tendance à se fondre dans l'ensemble du tableau clinique. Même lorsqu'il s'agit de ceux d'une pathologie nouvelle, qui elle peut être traitée.

(Par la Dre Sophie Christoph)

Aux stades avancés des maladies incurables, les nouveaux symptômes ont tendance à se fondre dans l'ensemble du tableau clinique de celles-ci. L’histoire de ce patient atteint de sclérose en plaque (SEP) montre que des maladies totalement indépendantes et curables ne sont souvent pas traitées à temps à cause de cela.

Auteure d'une présentation de cas clinique publiée récemment dans le New England Journal of Medicine au sujet d’un patient atteint de SEP1, la Dre Lisa I. Iezzoni, professeure à la Harvard Medical School, atteinte de SEP, était elle-même en fauteuil roulant lorsqu’elle a rencontré Michael. Il souffrait d’une forme primaire progressive de SEP depuis 13 ans, actionnant de sa main droite la manette de son fauteuil roulant alors que son bras gauche spastique restait près de sa poitrine. Il ne pouvait bouger ni ses jambes ni ses pieds. La nuit, sa tête était tournée vers la droite à cause d'un torticolis. Mais son esprit était vif. Il avait étudié la physique à Oxford et, bien qu'obligé de prendre sa retraite à 50 ans, il menait une vie riche, assistait à des conférences universitaires, des concerts et visitait des musées.

Ils sont devenus amis et la Dre Iezzoni est devenue le curateur légal de Michael. Après plusieurs années, sa SEP a continué de progresser et il ne pouvait plus actionner sa manette avec sa main. On lui a donné un fauteuil roulant avec un mini-joystick pour le contrôler avec son menton. Il l’utilisait également pour sa tablette électronique. Il a bénéficié d’un programme de soins très complet qui comprenait toutes les prestations thérapeutiques - y compris les soins à domicile - ainsi que 70 heures d’aide personnalisée par semaine qui lui permettaient de vivre seul dans son logement modeste mais entièrement adapté.

Des symptômes qui passent inaperçus

En 2014, Michael a commencé à développer des dermatoses bulleuses sur les bras et les jambes. Un dermatologue a diagnostiqué une pemphigoïde bulleuse et a prescrit des stéroïdes topiques sans autre examen. Quatre mois plus tard, le patient se plaignait de nouveaux symptômes : perte d'appétit, sensation de satiété précoce, nausées, vomissements occasionnels, gonflement croissant du bas-ventre et modification des habitudes fécales. Auparavant, il souffrait d’une constipation typique de la SEP, mais à présent, au contraire il souffrait de selles fréquentes et d’épisodes de plusieurs jours d'incontinence rectale avec des quantités importantes de glaire. Michael a alors demandé à plusieurs reprises à son équipe de soins de prendre rendez-vous avec un gastro-entérologue, mais son infirmier lui a répondu qu'il n'y avait pas de rendez-vous disponible. Un peu plus tard, le patient, auparavant normotendu, développa une tension artérielle de 160/100 mm Hg qui ne répondait pas aux bêta-bloquants.

Au milieu de l'année 2015, l'auteure a rendu visite à Michael, qui semblait entre temps épuisé et amaigri. Il ne pouvait prononcer que quelques mots avant de devoir reprendre son souffle. Elle était inquiète et voulait intervenir, mais respectait le désir de Michael de gérer seul sa santé. Son médecin de famille lui rendit visite à domicile, mais ne l’examina pas parce qu'il « ne pouvait pas le sortir de son fauteuil roulant ».

La situation devient critique

Deux semaines plus tard, le jour du 61e anniversaire de Michael, la Dre Iezzoni lui rendit visite à nouveau. Il avait l'air encore plus émacié, hagard et haletant. Son bas-ventre était ferme, massivement ballonné et ses deux jambes souffraient d’œdèmes sévères, sa tension artérielle était encore à 160/100 mm Hg et la fréquence de la formation des dermatoses bulleuses avait augmenté. Il mangeait peu et ce qu’il arrivait à ingérer, il le vomissait. Elle obtint enfin son accord pour s’impliquer activement dans son accompagnement médical. Elle insista pour qu'un scanner soit réalisé qui révéla une masse abdominale. Elle le fit admettre en soins intensifs.

La suspicion d'un sarcome rétropéritonéal fit envisager une longue intervention. Avant de pouvoir opérer, un filtre cave dut être placé en raison d'une thrombose bilatérale de la veine fémorale. La masse de 7 kg excisée s'est heureusement avérée être une tumeur stromale gastro-intestinale (GIST) et non un sarcome. En quelques jours, la tension artérielle et la fréquence respiratoire se sont normalisées et l'œdème des jambes a diminué. Dans les semaines qui suivirent, les bulles disparurent également. Michael a toléré l'imatinib (traitement oral quotidien des GIST), dont il aura probablement besoin à vie puisqu’avec une tumeur de cette taille le risque de récidive est élevé.

Diagnostics : gare à la parcimonie 

Lorsque Michael est rentré chez lui après deux semaines d’hospitalisation, et que plusieurs membres de son ancienne équipe de soins sont venus lui rendre visite - abattus par la découverte de sa néoplasie - la Dre Iezzoni a voulu comprendre pourquoi au cours des neuf derniers mois personne n'avait répondu ni aux appels à l'aide de Michael ni aux « drapeaux rouges » évidents.

La pemphigoïde bulleuse - un possible syndrome paranéoplasique - aurait dû conduire à des examens complémentaires. L'impossibilité d'obtenir un rendez-vous avec un gastro-entérologue était tout aussi incompréhensible que le choix du médecin de famille qui prétendait ne pas réussir à sortir le patient de son fauteuil : celui de Michael lui permet de se coucher automatiquement sur le dos et un simple soulèvement de sa chemise aurait révélé la protrusion de l'abdomen. Son infirmier, attentionné, a reconnu être obsédé par la vérification quotidienne des escarres… mais avait prêté peu d'attention aux autres symptômes, pensant que le patient prenait du ventre à cause du manque d'exercice.

Les praticiens ont vu un patient paralysé en dessous du cou. Au fur et à mesure qu'il développait de nouveaux symptômes, ceux-ci ont probablement été victimes d’une « éclipse de diagnostic » : l'attribution erronée de tous les nouveaux symptômes à une maladie sous-jacente, surtout chez les patients handicapés2.

Peut-être pensaient-ils que la SEP de Michael en était à son stade terminal, que l’augmentation de la circonférence abdominale était due à une constipation extrême associée à la SEP. Les utilisateurs de fauteuils roulants souffrent souvent d'œdème des jambes, et par ailleurs des difficultés respiratoires peuvent survenir aux stades avancés de la SEP. Les médecins n'ont donc pas identifié ni le cancer ni la thrombose qui auraient pu le tuer.

Pourquoi ce patient a-t-il reçu des soins de moindre qualité ?

L'auteur conclut : les soins palliatifs ne signifient pas renoncer à un traitement, particulièrement pour les maladies curables. La définition de l'OMS est claire : ils comprennent « la détection précoce, le diagnostic et le traitement correct de la douleur et d'autres problèmes ».

Les patients handicapés connaissent des disparités dans l’accès aux soins3, par exemple des diagnostics tardifs, comme dans le cas de Michael. Des études suggèrent que cela découle des préjugés des professionnels de santé quant au quotidien et à la valeur des personnes handicapées.4 Michael est heureux que sa vie ait été sauvée il y a 4 ans et il aime cette vie, malgré son handicap. Un an après le diagnostic de son cancer, le jour de son 62e anniversaire, lui et la Dre Iezzoni ont traversé le pont George Washington à Manhattan et arpenté le magnifique Fort Tryon Park et les rives du fleuve Hudson.

À nous de veiller à ce que les patients défavorisés ne soient pas exclus d'une prise en charge adéquate et de qualité : non seulement les personnes handicapées, mais aussi les personnes ayant une apparence négligée, les toxicomanes, les personnes d'autres ethnies ou parlant d'autres langues.

Références :
1. Iezzoni, L. I. Dangers of Diagnostic Overshadowing. New England Journal of Medicine 380, 2092–2093 (2019).
2. Shefer, G., Henderson, C., Howard, L. M., Murray, J. & Thornicroft, G. Diagnostic Overshadowing and Other Challenges Involved in the Diagnostic Process of Patients with Mental Illness Who Present in Emergency Departments with Physical Symptoms – A Qualitative Study. PLOS ONE 9, e111682 (2014).
3. Krahn, G. L., Walker, D. K. & Correa-De-Araujo, R. Persons with disabilities as an unrecognized health disparity population. Am J Public Health 105 Suppl 2, S198-206 (2015).
4. Healthy People 2010: Understanding and Improving Health. (2000). Available at: http://www.eric.ed.gov/PDFS/ED443794.pdf. (Accessed: 13th June 2019)