Soins ambulatoires : nager ou couler

Nous n'avons souvent que peu de temps à accorder à chaque patient pour réaliser ne serait-ce que les soins absolument nécessaires. Travailler superficiellement, courir constamment… Le terreau fertile qui accroît le risque d’erreur médicale.

(Par la Dre Sophie Christoph)

En ambulatoire ou dans les cabinets médicaux, nous n'avons souvent que peu de temps à accorder à chaque patient pour réaliser ne serait-ce que les soins absolument nécessaires. Travailler superficiellement, courir constamment… Ce n'est pas seulement frustrant, c'est aussi un terreau fertile qui accroît le risque d’erreur médicale, de mise en danger des patients et de burnout pour le soignant.

Nombreux sont ceux qui connaissent ce sentiment, peut-être nous tous d'ailleurs : il est quasi impossible de tenir la cadence en ambulatoire. Mais dès qu'un cas est plus complexe, que les résultats des examens sont contradictoires, que le parcours est atypique, qu’il faut prendre du temps pour réfléchir, alors inévitablement nous perdons le fil.

Dre Danielle Ofri est professeure à l'Université de médecine de New York et travaille depuis plus de 20 ans comme interniste au Bellevue Hospital. Elle est une auteure à succès entre autres de cinq ouvrages sur l'humanité et la médecine, et sur la relation médecin-patient.1

Dans un article publié en mars 2019 dans le New England Journal of Medicine, elle présente certaines difficultés de l’exercice médical moderne. Elle utilise une étude de cas pour expliquer que l’intensification du travail associée à un flux élevé de patients nécessite davantage d'efforts - et un coût plus élevé - que si, dès le début de la prise en charge, les médecins disposaient de temps pour travailler en profondeur.2

Si on ne prend pas de décision immédiatement, on sombre.

Elle se souvient d'un patient dont le dossier indiquait « insuffisance surrénalienne et polyarthrite rhumatoïde exclues ». Un médecin d'une autre clinique lui avait prescrit un large éventail d’analyses, qui avaient révélé une PCR légèrement élevée et un taux de cortisol légèrement inférieur à la norme.

Pendant que le patient lui parlait de ses six autres maladies chroniques, dont des douleurs radiculaires, son diabète et des symptômes gastro-intestinaux, le médecin avait consulté les variations quotidiennes des taux de cortisol. Elle tenta de répondre aux questions du patient tout en pesant le pour et le contre d'un test de stimulation standard à forte dose d'ACTH par rapport à celui à faible dose, et en se demandant comment convaincre les assistants médicaux de faire des prises de sang à 0, 30 et 60 minutes.

En tant que médecin de premier recours, elle avait l'habitude qu'on lui envoie des patients avec des histoires médicales complexes, qu'elle s'efforçait de démêler. Bien sûr, elle connaissait les détails de la maladie d’Addison. Mais franchement, un lundi matin ?

Aussi lorsque le patient étala ses 15 médicaments permanents sur son bureau - pour lesquels il avait besoin de nouvelles ordonnances et qui pouvaient tous interférer avec le fonctionnement des glandes surrénales, les mesures de cortisol ou les deux - elle comprit qu'elle ne pourrait pas tout régler immédiatement.

Le patient l’attendait pour évaluer ses résultats d'IRM et d’œsogastroduodénoscopie. Il avait aussi une question sur le dépistage du PSA. La salle d'attente était noire de monde. Elle écrit : « Son insuffisance surrénalienne a été escamotée par mon insuffisance cérébrale ». Elle savait que toute décision qu'elle prendrait à partir de cet instant serait confuse et comporterait potentiellement des erreurs. Elle jeta l'éponge et l'envoya en endocrinologie.

L'art d’user les médecins les plus passionnés

Elle aurait pu lui dire qu'elle s'en occuperait plus tard. Mais nous savons tous que dans ces conditions il n'y a pas de « plus tard ». Lorsque tous les résultats des examens ont été analysés, que les formulaires ont été remplis, les lettres écrites, les travaux des étudiants corrigés, les ordonnances remplies et que les appels téléphoniques ont été passés, nous avons bien souvent dépassé notre horaire théorique, alors que la montagne de paperasses continue à s’accumuler sur le bureau.

Néanmoins, elle s'est sentie coupable quand elle a poussé le patient hors de la pièce pour faire entrer rapidement le suivant. Elle l’avait « refilé » au confrère, sans pouvoir en dire plus que la phrase générique que l'on lit si souvent sur les demandes d’un avis d’expertise et de transfert : « Demande d'évaluation ou de co-évaluation ».

Envoyer un patient pour une clarification sur l'insuffisance surrénale à un endocrinologue n'est pas une erreur en soi, mais elle avait l'impression d’avoir baissé les bras. Normalement, elle aurait au moins voulu voir quels tests elle aurait pu faire, pour ne faire perdre son temps à personne. Mais de nos jours, il n'y a tout simplement plus assez de temps pour réfléchir, même si l’on redoute une pathologie atypique, que ce soit un syndrome de Sturge-Weber ou un problème auto-immun. Si on ne prend pas de décision dans la minute, on sombre.

Pas de temps pour une réflexion structurée

Le cas décrit a inquiété le médecin au point qu'elle s'est mise au travail tôt le lendemain matin, a étudié de nouveau le dossier du patient et a discuté de la suite de la procédure avec lui. Elle voulait toujours l'aide de l'endocrinologue, mais elle a cette fois-ci décrit une évaluation initiale plus différenciée, et n'avait plus l'impression de laisser son confrère dans le pétrin.

Régler cette question, pour ce seul patient, avait pris une heure hors de ses horaires de travail. Sans facturation possible puisqu’il n'y a pas de codage pour la « contemplation ». Pourtant, il n'y a souvent pas de solution immédiate dès la première consultation, et il n'est pas toujours possible de consacrer une heure de plus à chaque patient ayant un problème complexe. C'est pourtant ce qui serait indispensable pour nombre des pathologies que nous rencontrons : du temps pour penser, évaluer, regarder de nouveau.

La professeure Ofri fait valoir un argument décisif : un rythme de travail effréné nous conduit à prescrire trop d'examens ou d’analyses, simplement parce que cela nous semble plus pratique à ce moment-là. Trop souvent, nous faisons appel à des spécialistes parce qu’il nous manque le temps et la « bande passante mentale » pour concilier des données apparemment contradictoires. Si nous disposions de plus de temps par patient, ces coûts seraient réduits, nous ferions moins d'erreurs diagnostiques et nous causerions moins de tort aux patients. Donner aux médecins la possibilité d’être meilleurs, cela permettrait aussi de contrer l’actuelle démoralisation généralisée du corps médical.

Références :
1. Danielle Ofri. Available at: https://med.nyu.edu/faculty/danielle-ofri. (Accessed: 19th April 2019)
2. Ofri, D. Perchance to Think. New England Journal of Medicine 380, 1197–1199 (2019).