Induction séquence rapide pour l’intubation aux urgences : Roc(k) the curare ou Keep the Sux ?

Journal Club n°27<br>La paralysie en pleine conscience : une situation angoissante et qui laisse des traces. Le risque de survenue après une intubation est probablement sous-évalué aux Urgences. Alors... Rocuronium ou succinylcholine ?



Nous publions ici, avec son accord, le Journal Club que le Pr Nicolas Peschanski * propose à ses étudiant.e.s afin de leur présenter certaines études relatives à sa spécialité. Nous l'en remercions chaleureusement.

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Journal Club n°27



L’intubation orotrachéale par induction en séquence rapide (ISR) est une procédure courante aux Urgences. Lors de cette procédure, un curare paralysant comme la succinylcholine ou le rocuronium sont utilisés. La sédation quant à elle est assurée par un anesthésique à courte durée d'action comme la kétamine ou l’étomidate, voire le propofol. 

Une sédation et une analgésie continues doivent ensuite être mises en œuvre tant que le patient est placé sous ventilation mécanique, faute de quoi il existe un risque non négligeable de paralysie vigile si on utilise un curare à moyenne ou longue durée d’action

La paralysie en pleine conscience est plutôt mal supportée par le patient. Conscient de ce qui l’entoure, il ne peut pas agir ni même communiquer son trouble. Cela peut entraîner non seulement un vécu douloureux de l’expérience mais également un traumatisme psychologique considérable à long terme

Or, dans l’environnement parfois chargé et chaotique des services d'urgence, un scénario où la sédation est retardée ou insuffisante est envisageable. Scénario encore plus plausible si c’est un paralysant à action prolongée, comme le rocuronium, qui est utilisé.  
 



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Pour les fans… Je recommande à ce sujet le visionnage d’un extrait de la série Urgences (2006). Dans «Fusillade» (S12/Ep22), le Dr Luca Kovac est agressé par un détenu hospitalisé qui lui injecte un curare. Il assiste, impuissant, à une scène dramatique.



Un risque sous-évalué aux urgences ?

Deux études récentes nous apportent un éclairage sur ce risque potentiellement sous-évalué.

L’étude ED-AWARENESS est une étude de cohorte observationnelle, prospective et monocentrique, portant sur 383 patients placés sous ventilation mécanique aux urgences. Elle a été publiée en 2021 dans Annals of Emergency Medicine.1

Après l'extubation, les auteurs ont évalué la conscience avec paralysie des patients à l’aide du questionnaire de Brice modifié. Dix des patients présentaient une paralysie en pleine conscience, soit une prévalence de 2,6%. L'odds ratio pour la paralysie en pleine conscience avec le rocuronium était de 5,1 par rapport à la succinylcholine (soit un risque x 5 !).

Plus récemment (2022), la même équipe a publié dans Critical Care Medicine une étude de cohorte prospective multicentrique afin d’enrichir les connaissances sur ce sujet.2

Un peu moins de 400 patients ont participé à l'étude. Sur les 3,4% d'entre eux qui ont connu un épisode de paralysie en pleine conscience, tous sauf un avaient reçu du rocuronium comme curare paralysant neuromusculaire pour l’ISR. 

Par ailleurs, ces patients «rocuronium» avaient également un score de Brice moyen significativement plus élevé (ce score évalue la perception de la conscience). Cela suggère un risque plus élevé de syndrome de stress post-traumatique au décours de la procédure.


Que retenir de ces résultats ?

La première étude monocentrique suggère qu’un nombre significatif de patients peuvent présenter une paralysie en pleine conscience aux Urgences. Ce risque semble être augmenté par l’utilisation du rocuronium. 

La prudence liée à la procédure d’ISR doit donc s’appliquer également à l’entretien de l’analgésie-sédation afin de prévenir la survenue d’une paralysie en pleine conscience.

Multicentrique, la seconde étude consolide les résultats de la première. Les auteurs ont conclu ainsi : «La paralysie en pleine conscience était présente chez une proportion préoccupante de patients sous ventilation mécanique aux Urgences, était associée à l’induction au rocuronium et conduisait à des niveaux accrus de perception de vigilance, plaçant les patients à un risque plus élevé de syndrome de stress post-traumatique. Il est urgent de mener des études visant à quantifier davantage la survenue d’une paralysie consciente dans cette population vulnérable et à éliminer son apparition.»

Dans cette dernière étude, le taux constaté de 3,4% de paralysie en pleine conscience aux Urgences est bien supérieur à l’incidence rapportée chez les patients de bloc opératoire (0,1%). Cela suggère qu’il existe une marge d’amélioration des pratiques de l’entretien de l’analgésie-sédation suite à une ISR chez les patients des Urgences. 


Quelle conclusion pour ma pratique ?

Le rocuronium est un curare intéressant sur le plan pharmacologique pour l’induction lors d’une procédure d’intubation en séquence rapide. Mais attention à sa durée d’action, plus longue que celle de la succinylcholine. L’urgentiste doit prendre des mesures renforcées d’entretien de l’analgésie-sédation au décours de l’ISR afin de prévenir la survenue d’une paralysie en pleine conscience. 

L’adage “Roc Rocks & Succ Sucks!” des urgentistes américains est sans doute à pondérer quelque peu…

 

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Références :

1- Pappal RD, Roberts BW, Mohr NM, Ablordeppey E, Wessman BT, Drewry AM, Winkler W, Yan Y, Kollef MH, Avidan MS, Fuller BM. The ED-AWARENESS Study: A Prospective, Observational Cohort Study of Awareness With Paralysis in Mechanically Ventilated Patients Admitted From the Emergency Department. Ann Emerg Med. 2021 May;77(5):532-544. doi: 10.1016/j.annemergmed.2020.10.012. Epub 2021 Jan 21. PMID: 33485698; PMCID: PMC8166299.
2- Fuller BM, Pappal RD, Mohr NM, Roberts BW, Faine B, Yeary J, Sewatsky T, Johnson NJ, Driver BE, Ablordeppey E, Drewry AM, Wessman BT, Yan Y, Kollef MH, Carpenter CR, Avidan MS. Awareness With Paralysis Among Critically Ill Emergency Department Patients: A Prospective Cohort Study. Crit Care Med. 2022 Oct 1;50(10):1449-1460. doi: 10.1097/CCM.0000000000005626. Epub 2022 Jul 21. PMID: 35866657.



* Nicolas Peschanski est professeur de médecine d'urgence et praticien hospitalier au CHU de Rennes. Membre actif de longue date de la SFMU – avec six années passées au sein de la commission scientifique – il siège depuis 2020 à la commission des référentiels.

Le parcours international du Pr Peschanski, notamment aux USA, lui a permis de devenir membre de la Commission Internationale de l'American College of Emergency Physicians ainsi que du comité de pilotage de l'EMCREG-International (Emergency Medicine Cardiac Research and Education Group). Il fait également partie de l'Eusem (European Society for Emergency Medicine) et plus particulièrement de son comité «Web & social media».

Le Pr Peschanski est très attaché au principe de la FOAMed (Free Open Access Meducation - Partage en libre accès des ressources éducatives médicales). Il utilise les réseaux sociaux (@DocNikko) à des fins pédagogiques et de partage des connaissances en médecine d’urgence.
 

Liens d'intérêts
Le professeur Peschanski déclare les liens d'intérêts suivants :
- sur les trois dernières années : Vygon SA (consultant),  Fisher&Paykel (symposium), AstraZeneca (symposium)
- sur les vingt dernières années :
Symposiums : Fisher&Paykel Healthcare , AstraZeneca, Lilly, Sanofi, Daiichi-Sankyo, HeartScape, The Medicine Company, Thermofisher, Roche Diagnostics
Boards : Bayer, AstraZeneca, Vygon SA, Portola USA, Sanofi, Boehringer Ingelheim
Congrès : Lilly, Sanofi, Vygon SA, Portola, Roche Diagnostics, Thermofisher
Fonds de recherche (non personnels) : Servier, Boehringer Ingelhei