Être femme et médecin, en Allemagne et en France<br>(Dr Groß et Dr Gautier)

De part et d'autre du Rhin, la profession médicale se féminise rapidement. Mais le bilan reste en demi-teinte d'après les présidentes des associations allemande et française des femmes médecins.

Allemagne et France : pour les femmes médecins, beaucoup de similitudes et encore un long chemin.  

En 2018, environ 185.000 femmes et 207.000 hommes exerçaient une activité médicale en Allemagne. Les femmes représentent 47,2% des médecins, contre 33,6% en 1991. La proportion de femmes parmi les étudiants en médecine augmente régulièrement (63% en 2015). Cette tendance à la hausse ne cesse de se renforcer. Pourtant, sur un total de presque 5.000 médecins ayant déclaré avoir cessé leur activité en raison de contraintes domestiques, seulement 512 étaient des hommes. Parmi les 7.500 médecins en congé parental, il n'y avait que 167 hommes.

Les tâches domestiques et liées à la famille sont-elles encore, chez les médecins allemands et français, dévolues aux femmes ? Qu’en est-il des jeunes femmes médecins ? 

Christiane Groß, présidente de l'Association allemande des femmes médecins1  a accepté de répondre à nos questions. Elle donne au passage quelques conseils aux jeunes femmes médecins. Son interview en allemand est à retrouver ici.

Isabelle Gautier, présidente de l’Association Française des Femmes Médecins (AFFM) nous livre ensuite ses réflexions.   

(Ces entretiens ont été réalisés en 2020).


Dr Groß, en Allemagne les collègues masculins doivent-ils commencer à s'inquiéter pour leurs perspectives de carrière ?

Je ne pense pas que les hommes auront à s'inquiéter de leur carrière à l’avenir. Pour l'instant, les femmes ont encore beaucoup de places à prendre, notamment parmi les postes à responsabilité. D’après notre étude Medical Women on Top, nous n’en occupons que 13%.

Au cours des prochaines années, nous devrons réfléchir plus avant à la façon dont nous pouvons soutenir les femmes dans leur carrière. À l'heure actuelle, des voix nous parviennent de tous les côtés pour nous dire que les jeunes médecins hommes sont favorisés. Deux raisons sont évoquées. D'abord, la probabilité que les jeunes femmes médecins deviennent enceintes réduit leurs chances. Ensuite, les responsables RH affirment que les équipes doivent rester mixtes, raison pour laquelle ils choisissent spécifiquement des hommes. J'aime faire le parallèle avec le personnel enseignant. C’est une profession qui est aujourd'hui largement féminine, mais les postes intéressants et les postes de direction sont souvent occupés par des hommes.


Le nombre de femmes et d'hommes dans les études de médecine stagne, mais la proportion de femmes obtenant une habilitation diminue. Pourquoi ?

Bien sûr, c'est principalement dû au fait que les femmes ont des enfants. En Allemagne, nous avons toujours une approche très traditionnelle des rôles. Mais c'est aussi parce que les conditions pour continuer à travailler pendant la grossesse se sont détériorées, plus qu’améliorées, suite à la nouvelle législation2 sur la protection de la maternité. Les interdictions d'emploi qui en résultent touchent également les médecins.  

Après le congé parental, les femmes médecins travaillent souvent à temps partiel, tant que les enfants sont jeunes. Cela prolonge le temps de leur formation, mais cela entrave aussi souvent leur travail de recherche, pendant que leurs concurrents hommes poursuivent le leur. En outre, ces travaux de recherche sont souvent effectués en plus de la formation médicale spécialisée, et s’ajoute aux heures normales de travail. Cela signifie que les femmes doivent plus souvent que les hommes choisir entre carrière et famille.

 

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Dr Christiane Groß


Pourquoi y a-t-il beaucoup moins de femmes aux postes à responsabilité ? 

Outre cette approche traditionnelle des rôles qui perturbe sérieusement les perspectives de carrière des femmes, on peut citer plusieurs raisons :


Les tâches domestiques et familiales sont-elles encore réservés aux femmes, même lorsqu'elles sont médecins ?

C'est le modèle traditionnel : une mère qui travaille à plein temps est considérée comme une «mère corbeau» 2, un terme qui soit dit en passant n'existe qu'en Allemagne. Cette situation évolue, heureusement. Il y a davantage de femmes médecins qui fondent une famille avec un médecin. Les conjoints ont un niveau d'instruction égal, et dans ces couples les femmes exigent beaucoup plus de liberté professionnelle que les générations précédentes. En parallèle, les collègues masculins trouvent de plus en plus enrichissant de s'occuper davantage de la famille. En Allemagne ce changement est très lent, mais visible quand on parle à de jeunes confrères.


Pourquoi, à poste égal, les médecins hommes gagnent-ils plus que les femmes ?

De nombreuses femmes médecins travaillent de façon plus holistique, prennent plus de temps et parlent davantage avec leurs patients. Cela n'est pas rétribué en conséquence. L'utilisation de la technologie est bien mieux récompensée que l'empathie et le dévouement. L’écart entre les salaires se retrouve chez les médecins salariés, car grâce aux réseaux masculins les hommes sont mieux informés sur ce à quoi ils peuvent prétendre. Les femmes médecins sont souvent trop hésitantes dans les négociations salariales, et demandent moins que les hommes. Il serait très utile que les médecins trouvent elles aussi leurs « mentors », mais celles-ci sont rares.


Que faut-il changer pour créer de meilleures conditions pour les femmes médecins ?

Elles devraient connaître le revenu de leur prédécesseur. La transparence serait utile. Les femmes devraient aussi essayer d'établir des réseaux et trouver leurs mentors, même masculins. Elles ne doivent pas hésiter à exiger plus que ce que leur intuition leur donne comme limite. Enfin, et ce n'est pas le moins important, elles doivent davantage mettre en lumière leurs réalisations pour attirer l'attention. Lorsque l’employeur entend parler pour la première fois des compétences d'un médecin, au cours de la négociation salariale, il est trop tard. 

Concrètement, je souhaite dire aux femmes médecins : 

Quant aux organisations, le message est clair :


L'avenir de la médecine est-il féminin ?

Il y a toujours eu beaucoup de femmes dans le domaine de la santé, et je crois qu'il y aura de plus en plus de femmes médecins. Mais, comme pour la profession enseignante, la réputation des médecins est en train de décliner. On a même pu avoir l’impression qu'il s'agissait, politiquement, de nuire à cette réputation. 

Ce que nous entendons de part et d'autre, c'est qu’un médecin ne gagne pas aussi bien qu'autrefois. Les charges, les procédures de recours, etc. ont un effet démotivant qui s’ajoute à la bureaucratisation croissante et à la « surabondance » de médecins. La profession a donc commencé à devenir moins attrayante pour les hommes. Finalement, plus il y a de femmes dans notre profession moins celle-ci attire les hommes, y compris pour les postes de médecins-chefs. La pression croissante exercée par les grands groupes hospitaliers, qui accordent la priorité à la maximisation des profits, n’y est pas étrangère. De plus en plus d'hommes se demandent s’ils sont prêts à s’infliger ça.


Selon vous, quelles erreurs les jeunes femmes médecins devraient-elles éviter ?

N’essayons pas d'imiter les hommes. Nous méritons d'avoir des carrières et des postes de haut niveau, mais pour cela nous n’avons pas besoin de « faire semblant ». Il nous suffit d’oser.  


Isabelle Gautier, présidente de l’AFFM, partage ses réflexions. 

Concernant nos collègues masculins, nous constatons que s’ils se détournent de plus en plus de la médecine, c’est surtout parce qu’elle est devenue une profession «de pauvre». Le doctor bashing qui semble se généraliser semble aussi en rebuter certains.

La proportion de femmes évolue au fil des générations : si les postes de direction ou de responsables - qu’il s’agisse du Cnom, des syndicats, des hôpitaux, etc. - sont occupés à 80-90% par des confrères, chez les internes les femmes sont mieux représentées. Nous devons attendre l'arrivée de la nouvelle génération d'étudiantes… La valeur individuelle n’étant peu ou pas reconnue, c'est le nombre qui l'emportera.

Depuis 2017, les membres des conseils de l'ordre des médecins sont élus par un scrutin binominal, chaque binôme étant composé de candidats de sexe différent. Mais cela n’a rien changé quant à la composition des bureaux. Il parait que les femmes n'ont pas le temps !

Quant à la répartition des tâches domestiques ou parentales dans les couples de médecins, ou leur impact sur les carrières des femmes médecins, nous avons peu de données. Ce n'est pas un hasard.  Mais comme ailleurs ce sont majoritairement les femmes qui organisent et gèrent ces aspects. Pour créer de meilleures conditions pour les femmes médecins, il faudrait déjà résoudre un problème majeur qui est celui de l’accès aux crèches des hôpitaux.

J’ai envie de dire aux jeunes femmes médecins : «Ne cessez pas de vous mobiliser car tout n’est pas acquis». Surtout, je crois qu’il faudrait arrêter de culpabiliser celles qui souhaitent avoir des enfants et leur consacrer du temps. Est-ce une raison pour les pénaliser ? Pour compromettre leurs chances d’accéder à des postes à responsabilité ?

Je ne sais pas si l'avenir de la médecine est féminin, mais je crois qu’il est compromis. La couverture médicale est en train de s'effondrer. Non pas en raison de la féminisation des effectifs, mais simplement parce que tous les jeunes médecins, hommes et femmes, veulent désormais être salariés et travailler 35 heures par semaine, voire moins.

La médecine libérale et hospitalière traverse une crise profonde, structurelle, durable. Elle touche tous les médecins, pris par la fatigue et une certaine désillusion. Comme dans toute période de bouleversements et de changements, notre exercice et notre identité de médecin sont ébranlés par la métamorphose des pratiques, la transformation de la relation, la mutation de la médecine.

Augmenter le nombre d'années d’études, bloquer les honoraires et salaires, diminuer les retraites (1.700 euro pour les futurs médecins), maintenir voire majorer les contraintes administratives et financières ne prêchent pas en faveur d'une profession idéale. Pourtant des vocations altruistes et féminines demeurent par passion et dévouement pour un métier magnifique. Ce «métier d'homme» sera celui des femmes.


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Notes :
1- Präsidentin des Deutschen Ärztinnenbundes
2- Le «Mutterschutz» est une réglementation qui protège les futures mères et les mères allaitantes et leurs enfants contre les mises en danger, le surmenage et les problèmes de santé sur le lieu de travail.
3- « Rabenmutter » est un terme péjoratif (équivalent de «mère indigne» ou de «mauvaise mère») qui désigne une mère considérée comme négligente envers ses enfants, notamment parce qu’elle privilégie sa carrière.