Docteur, un peu de tenue&#8239!

Costume et cravate sur la photo pour recevoir sa carte de l'Ordre. En Italie, le Dr Crisarà veille sur l'image des médecins. Une image qui semble un peu jaunie. #Medbikini et la pandémie de Covid-19 sont passés par là.

«Je continuerai à défendre notre cause à tous dans le monde conservateur de la médecine (...)
Merci à ceux d'entre vous qui ne portent pas de jugement et me voient comme la personne créative et travailleuse que je suis.»
Sarah Jane Gray, chirurgien orthopédique australienne, est considérée comme la médecin la plus tatouée au monde.



Barbes et cheveux en bataille, piercings et tatouages, photos en maillot de bain postées sur les réseaux sociaux… Le look de certains confrères – il semble avoir oublié les consoeurs, nous y reviendrons – chiffonne le Dr Crisarà. Président d’un Ordre des médecins provincial italien, il s’est autoproclamé gardien de la morale vestimentaire. L’enjeu est de taille : d'après lui, la bienséance de la profession médicale est en péril.

C’est donc le Dr Domenico Maria Crisarà, né en 1961 et actuel président de l'Ordre des médecins de Padoue, qui a allumé la mêche. Il a déclaré ne plus accepter les demandes d'adhésion à cet Ordre lorsque les photos d'identité fournies – celles qui figureront sur la carte professionnelle – sont jugées inconvenantes.

Tant qu’à faire, il dénonce au passage les images diffusées par les médecins sur leurs comptes sociaux, qu’elles soient prises dans un contexte professionnel ou privé.  


« Dans ce métier, l'image est aussi la substance »

Voici la déclaration du Dr Crisarà.1
 

« Des médecins avec des barbes mal taillées, en débardeur, avec des piercings trop évidents (...) Nombre [de ces photos ] proposaient une image inconvenante et non conforme à l'éthique médicale, qui stipule un habitus précis dans le code de déontologie.

J'ai donc lancé une provocation pour faire passer le message (...) J'ai fait inclure dans le formulaire de demande d’adhésion des indications sur la façon dont ils devaient s'habiller pour la photo : veste et cravate recommandées. Je demande à tous les membres de l'Ordre des médecins d'avoir une apparence propre et respectable (...) 

Dans ce métier, l'image est aussi la substance. La première impression d'un patient lorsque vous vous présentez est fondamentale. D'autant plus dans une société où l'image est si centrale. Après tout, le concept de décorum professionnel figure également dans le serment d'Hippocrate.

Autre erreur, les profils sociaux publics dans lesquels les médecins publient des photos de vacances et apparaissent en maillot de bain.

Un médecin l'est toujours, même quand il n'est pas en service. Tout ce qu'il fait, dit ou affiche doit être en accord avec la profession qu'il représente. Voir un médecin dans une tenue inappropriée est inconvenant et profondément décevant pour le patient potentiel. 

Un autre problème est celui des selfies dans le service : vous n'y pensez peut-être pas, mais derrière une photo prise dans le service se cachent de nombreuses implications.

Certains diront que je suis une personne vieux jeu, mais je poursuivrai cette démarche tant que je serai président. »



Ces quelques lignes rapportées dans les médias ont suscité de nombreux commentaires. Les lecteurs, médecins ou non, ont brandi tour à tour l'éthique médicale, la relation médecin-patient, la communication sur les réseaux sociaux et le lien entre la forme et le fond. Le débat étant vaste et complexe, apportons notre modeste contribution.   


Médecin un jour, médecin toujours

Un premier point à aborder, central dans le débat sur les réseaux sociaux, concerne le champ d'application des directives imposées par la déontologie.

De nombreux médecins ont commenté les propos du Dr Crisarà en soulignant que ce que l'on fait en dehors du lieu de travail n'est pas l'affaire de l'Ordre des médecins, tant que l'on reste dans les limites imposées par la loi. En réalité, en Italie, ce n'est pas le cas. 

Selon le Code de déontologie médicale de ce pays, tout médecin doit se comporter de manière à ne pas porter atteinte au décorum et à la dignité de la profession, même en dehors des heures de travail. Ce devoir est énoncé dans le serment professionnel (qui fait partie intégrante du code de déontologie) et dans les articles 1, 15, 54 et 68 de ce code.

Quelques siècles après le serment d’Hippocrate – plus précisément en 1950 – un décret présidentiel italien disposait que les professionnels de santé «qui se rendent coupables d'abus et de manquements dans l'exercice de la profession et, en tout cas, d'actes déshonorants pour la bienséance professionnelle» doivent faire l'objet de procédures disciplinaires. 

La Cour de cassation italienne, qui a eu à trancher sur ce genre de litiges entre des Ordres et leurs membres, a ensuite validé l’idée selon laquelle l’'éthique médicale professionnelle va au-delà du service ou de la pratique en ambulatoire.

Exemple, en 2011, avec l’arrêté n°17418 qui énonce que les professionnels de santé font l'objet d'une procédure disciplinaire «s'ils se sont rendus coupables d'abus et de manquements dans l'exercice de la profession et, en tout cas, d'actes portant atteinte à la bienséance professionnelle». Rebelote en 2020, avec l’arrêté n°16421. 

En Italie, le comportement des membres d’un Ordre médical peut donc constituer une infraction disciplinaire, même hors exercice, si ce comportement est considéré comme portant atteinte au décorum de la profession.

Dans un bistrot, un bastringue ou un bar à cocktail, sur une plage aux Seychelles ou dans un club libertin, un médecin italien reste un médecin et répond de ses actes devant ses pairs au besoin. 


Décorum, dignité et préjudice

Le décorum et la dignité de la profession doivent donc être protégés. Et nous sommes ici au cœur du débat. Qu'entend-on par décorum et dignité de la profession médicale ? Quels actes sont décents, lesquels ne le sont pas ? Quels actes renforcent ou nuisent à la dignité de la communauté médicale ?

Eh bien…. Le code de déontologie italien ne s'y attarde pas. Préférant logiquement adopter un ton vague et général, il confie de facto au médecin lui-même et à la communauté médicale l'autonomie et la responsabilité de décider de ce qui est décent et digne.

À charge pour la communauté médicale, donc, de s'interroger lorsque le besoin s'en fait sentir sur des cas individuels. L'enjeu est ici de définir de manière collégiale non seulement ce qui est acceptable ou pas, mais surtout ce qui pourrait causer un préjudice concret à la profession médicale en portant atteinte à l'image de l’ensemble des médecins.

Dans cet océan de subjectivités, la notion de dommage causé à la profession est peut-être la  plus tangible. C’est en tous cas un paramètre que l'on peut tenter de mesurer.

Le Dr Crisarà aborde la question du décorum et de la dignité professionnelle en évoquant les photos des cartes professionnelles. Dans sa déclaration, il exige sans distinction le port d'une veste et d'une cravate. Mais en fait, sur le formulaire d'adhésion à l’Ordre en question, il est seulement fait mention d'une photo «décente».

Pour lui, un médecin en T-shirt sur la photo de sa carte professionnelle n'est pas décent. Mais si l’on doit juger le look d’un médecin de manière individuelle et à l’aune de l’éventuel préjudice causé à tous, alors les questions doivent être précises.     

Tel médecin hirsute cause-t-il un préjudice à la profession ? Un préjudice à ses pairs ? Un préjudice, plus ou moins directement, aux patients ? Les cheveux en bataille et les piercings peuvent-ils être dangereux ? Les médecins sont-ils moins compétents s'ils n'ont pas eu le temps ou l'envie d'aller chez le coiffeur ? Libre à chaque membre de la communauté médicale, donc, de répondre à ces questions.




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L’habit fait le moine. Pas le médecin.

En costume-cravate recouvert d'une blouse blanche, le pantalon parfaitement repassé, le médecin vous accueille dans un cabinet orné de beaux meubles en bois et d’étagères croulantes sous les ouvrages médicaux. Cette image d'Épinal, à laquelle renvoie le Dr Crisarà, n’est pourtant qu’une des nombreuses versions du médecin moderne.

Urgentiste en combinaison jaune, rouge ou blanche avec des bandes réfléchissantes, sac à dos et chaussures de sécurité… Chirurgien.ne ou anesthésiste en salopette verte, jamais à la bonne taille et maintenue par une ficelle, tombant sur des sabots en caoutchouc…

Pédiatres avec des nez de clowns, des blouses colorées et des vignettes Panini à offrir dans les poches… De tous ces médecins, lequel est le bon, laquelle est la «vraie» ? Qui est le plus conforme au décorum et à la dignité de la profession ?

Notons d'ailleurs qu'au sein de l'Ordre des chirurgiens et des dentistes de la province de Padoue, présidé par le Dr Crisarà, sa prise de position ne fait pas l’unanimité. Le Dr Marco De Berardinis, membre du conseil d'administration, écrivait dans le numéro de juillet 2022 du bulletin de cet Ordre : 

« Pensons-nous vraiment que dans notre profession – et dans notre vie – l'apparence peut dignement remplacer la substance ? Croyons-nous que c'est le bon message à diffuser aux nouvelles générations de collègues ?»


#Medbikini : l’article douteux taillé en pièces   

La plupart des médecins ont au moins un compte social actif sur lequel ils partagent leurs opinions personnelles et à l’occasion des photos et vidéos. Haro sur celles et ceux qui s’y montrent en maillot de bain ! Il s’agit-là – dixit le Dr Crisarà  – d’une «tenue inappropriée»… 

Mais au fait, où commence l’atteinte à la dignité de la profession médicale ? À partir de quand les collègues et les patients doivent-ils s’offusquer d'un post Instagram ? Le sujet semble d’importance, comme en témoigne le résultat d’une rapide recherche sur PubMed. Des dizaines d'articles ont été publiés sur ce sujet de l’impact de la tenue vestimentaire dans le domaine médical. 

Certains travaux ont d’ailleurs provoqué des remous. Ainsi, le Journal of Vascular Surgery a dû retirer en 2020 l’article "Prevalence of unprofessional social media content among young vascular surgeons» 2 qui qualifiait de «potentiellement non professionnelles» certaines publications de médecins sur les réseaux sociaux. Les posts pointés du doigt émanaient essentiellement de femmes médecins, l'article mentionnant des photos comprenant des «poses provocantes en bikini». 

L'article a finalement été retiré – à la demande des auteurs eux-mêmes et avec leurs excuses – suite à la forte mobilisation sur Twitter de médecins indigné.e.s. Ces médecins, femmes et hommes, avaient massivement partagé des photos les montrant en maillot de bain, accompagnées du hashtag #Medbikini.3

Nous l'avons vu, c'est à la communauté médicale de décider ce qui nuit ou pas à son image, de «placer le curseur». L'avantage de l'affaire #Medbikini, c'est qu'elle a donné aux médecins l'occasion de s'exprimer sur le sujet. Et leur réponse fut cinglante.     

 


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«Je réalise maintenant que porter un bikini est une conduite potentiellement non professionnelle,
mais qu'en est-il d'une grenouillère Bourriquet ? C'est pour un ami... »
David Adam – @drdadam



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Danielle Belardo@DBelardoMD



« Professionnalisme » et stéréotypes de genre 

La notice des éditeurs 4 expliquant la rétractation de l'article soulève deux points essentiels.

D’abord, la méthodologie de l’étude est critiquée car elle «reposait en partie sur des évaluations très subjectives du professionnalisme basées sur des normes désuètes». Nous retrouvons ici la vision surannée du médecin revendiquée par le Dr Crisarà.  

Surtout, il apparaît que dans cette étude «une majorité d'auteurs masculins supervisait les évaluations faites par des étudiants et stagiaires masculins débutants».

Les éditeurs vont plus loin, et leur constat est lapidaire : «Le professionnalisme a historiquement été défini par et pour des hommes blancs et hétérosexuels».

C’est le moment de revenir à la déclaration du Dr Crisarà. Au nom du professionnalisme, il exige que sur leur photo de la carte de l’Ordre les médecins portent costume et cravate.

Mais quid des femmes ? Cravate également ? Chemisier de rigueur ? Cet oubli est quelque peu assourdissant, puisque 60% des médecins italiens de moins de 50 ans sont des femmes.


Faire bonne figure n'a plus le même sens

Finalement, la petite provocation du Dr Crisarà semble bien trop anachronique pour susciter autre chose qu’un haussement de sourcil ou d’épaule.

Deux années de pandémie ont fini de la rendre insignifiante. Deux années pendant lesquelles l’immense majorité de la communauté médicale s’est soudée dans l’épreuve, non pas autour d’un code vestimentaire mais derrière des masques et des visières, pour faire front jour après jour. 

Sur les réseaux sociaux aussi les médecins ont fait corps, face aux insultes, face aux fake news. Faire corps, quitte parfois à donner du sien ou à l’exposer.

Les images sont devenues virales : médecins en larmes, visages ravagés par le port non-stop du masque, médecins dévoilant une épaule voire une fesse pour promouvoir le vaccin, médecins se filmant, un écouvillon dans le nez, pour montrer la bonne technique de prélèvement.    
 



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«Je n'aime pas les selfies. Hier, j'ai quand même pris cette photo, après treize heures passées en soins intensifs (...). Je ne me considère pas comme un héros, je n'en suis pas un. Je suis une personne normale, qui aime son travail...»
Dr Nicola Sgarbi

 


Soyons pragmatiques

Sur la plupart des cartes professionnelles, les photos sont minuscules. Leur qualité laisse souvent à désirer, et elles se contentent de montrer le visage puisqu’elles ne servent qu’à identifier la personne. De ces photos et de ces cartes, on n’attend rien d’autre. 

Pour les documents officiels comme les passeports, il existe des paramètres pour que la photo soit valide. Si chapeaux et  lunettes sont prohibés, ce n'est pas au nom de la décence mais parce que cela gêne l'identification.

Les documents émis par l'Ordre médical provincial de Padoue devraient peut-être s’en tenir à cette logique. Au passage, cet Ordre pourrait exiger le renouvellement des cartes de tous les médecins dont la photo date de Mathusalem, ou presque.

Le Dr Crisarà peut-il s'arroger le droit de définir ce qui est décent ? Nous vous laissons juges. La communauté médicale souhaite-t-elle le faire ? Au vu des réactions à #Medbikini, les médecins y semblent plutôt hostiles.

Reste à demander leur aux patient.e.s – au lieu de parler en leur nom. «Voir un médecin dans une tenue inappropriée est inconvenant et profondément décevant pour le patient» assène le Dr Crisarà. En 2022 ?  

N'est-ce pas plutôt cette image que les patients attendent désormais des médecins ? Non plus des icônes cravatées, mais des professionnels humains et accessibles. Des professionnels respectables en tant que tels, avec ou sans cravate.

Alors qu’importe. Qu’importe les maillots de bains trop courts, les cheveux trop longs ou les tatouages bigarrés. Lucide, le Dr Crisarà assume être «vieux jeu». Peut-être est-il tout simplement hors-jeu ? 



Amedeo Cutuli / Benoît Blanquart
L'article d'origine (en italien) est à retrouver ici


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Notes :

1 - Les déclarations rapportées ont été envoyées à esanum par le service communication de l'Ordre provincial des chirurgiens et dentistes de Padoue.
2- Prevalence of unprofessional social media content among young vascular surgeons
3 - Pour en savoir plus sur le sujet #Medbikini, nous vous suggérons de lire l'article “What You Need to Know About the Infamous #MedBikini Study” de Caitlin Laughney.
4- RETRACTED: Prevalence of unprofessional social media content among young vascular surgeons
J Vasc Surg. 2020 Oct;72(4):1514. doi: 10.1016/j.jvs.2020.08.018. PMID: 32972597