Comment évolue la pensée de l’urgentiste<br>(Étude monocentrée rétrospective : à propos d’un cas)

Journal Club n°19<br>Se sentir (trop) sûr de soi, ou pas assez. Oublier que le détail est parfois l'essentiel. Pas facile pour le ou la jeune urgentiste de «penser» juste, et de trouver l'équilibre entre ses Systèmes 1 et 2.



Nous publions ici, avec son accord, le Journal Club que le Pr Nicolas Peschanski * propose à ses étudiant.e.s afin de leur présenter certaines études relatives à sa spécialité. Nous l'en remercions chaleureusement.

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Journal Club n°19

 

Lorsque j'étais interne, je me sentais à la fois hyper-excité (avec des accès frénétiques) et, souvent, un peu dépassé. Je faisais sans doute beaucoup d'erreurs. Désormais, je suis calme, apaisé, concentré et vraiment plus efficace. Pourquoi ? Parce que j'ai n’ai jamais cessé d’apprendre, et que par-dessus tout j'ai appris à penser différemment.


Dans l’esprit de l’urgentiste : la quête du Système 2

 

Il y a 25 ans, je débutais mon internat. Il n’y avait pas d’infirmière SMUR à l’époque. Quand je posais une voie d’abord, j'étais tellement concentré que j’oubliais parfois d’écouter ce que me disait le patient, ce que son corps me racontait.  

Je me souviens d’un patient dans le coma. Je m’apprête à l’intuber, je prépare mes drogues pour l’induction en séquence rapide (ISR). Il convulse – heureusement, sans aucune répercussion sur ses dents et ses voies aériennes supérieures. 

J'aurais dû remarquer les mouvements cloniques des membres supérieurs, ou encore les mouvements du tracé sur le scope. Mais j'étais tellement dépassé par l’enjeu de l’intubation que je me suis focalisé sur un détail mineur (le geste, les drogues) en oubliant l’essentiel. 

C’est un mécanisme intuitivo-cognitif bien connu, dont nous sommes tous victimes au début de notre carrière, à des degrés divers. L’effet Dunning-Kruger peut se traduire par un excès de confiance… et les erreurs qui vont avec. 

 

 

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L’effet Dunning-Kruger, aussi appelé effet de surconfiance
(schéma satirique !)


Ces biais qui nous leurrent 

Les mois ont passé, j'ai appris. Au départ, je pensais que je devais connaître les étapes de chaque geste d’urgence, de chaque procédure – intubation, pose de cathéter artériel et de voie centrale, ponctions lombaires....–  mais aussi les effets et les complications de chaque médicament. Surtout, je pensais que je devais suivre les avis des spécialistes, pas ceux de l'infirmière ni de l’aide-soignante et encore moins celui du brancardier ou de l’ambulancier du SMUR… quand on les a enfin obtenus. 

Combien je me trompais.
Face à cette multitude de patients, de pathologies, de diagnostics, d’orientations possibles…
Face à l’infinité de combinaisons possibles, comment pouvais-je savoir ce qui était vraiment important ? 
 

 

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Le kintsugi, art japonais qui consiste à recoller des morceaux de poterie cassés avec de l'or.
Une métaphore pour apprendre à aimer ses défauts et ses imperfections.
 

Au fil de mon internat et des situations rencontrées, toujours nouvelles, je continuais à faire des erreurs. J'ai manqué des diagnostics, raté des poses de cathéter. J'ai trop rempli certains patients, ou trop peu. J'ai – de rares fois – intubé des œsophages. 

Lorsque j’étais confronté à des urgences vitales, mon cerveau semblait s'emballer et ma raison s’éteindre. Il y avait tant de choses à faire, et tellement vite, que je me sentais accablé et en même temps pris d’une perpétuelle frénésie cérébrale, essayant à tout prix de savoir ce que j’avais pu oublier ou rater. 

 

 

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Il m’a dit : «Je vais mourir». J’ai écouté, écouté vraiment. 

Et puis il y eut ce patient, et quelque chose a commencé à changer. Au milieu de ma deuxième année d’internat, je suis intervenu sur un cas de traumatisme balistique. Un jeune patient avait reçu dans la région thoracique gauche, à bout portant, un tir de pistolet à grenaille.

Il était conscient, il m’a dit : «Je vais mourir». C’était la première fois qu’un patient me disait cette phrase terrible. Ses paramètres vitaux étaient plutôt rassurants, avec une tachycardie modérée à 110/min et une pression artérielle préservée. Mais cette-fois ci j’ai écouté, écouté vraiment ce que me disait le patient. 

J’ai refait intégralement l’examen clinique et constaté un temps de recoloration capillaire unguéal > 3 secondes. Je me suis fait confiance et j’ai décidé de l'amener immédiatement au bloc des urgences ? Déjà je le préparais du mieux possible pour une thoracotomie exploratrice d’emblée. 


La grenaille et le déclic

L’intubation a été rapide, sans encombre ni retentissement hémodynamique majeur. Après l'induction, un remplissage (modéré) et les amines enclenchées, le patient est resté suffisamment stable pour que les chirurgiens explorent immédiatement l’aire cardiaque. 

Pendant que l’anesthésiste posait un cathétérisme artériel, je pouvais sentir de la reconnaissance dans son regard. Je pouvais entendre les commentaires des chirurgiens qui découvraient plus de 80 plaies punctiformes dans le myocarde et le péricarde. 

Malgré tous nos efforts, malgré l’absence de perte de chance, ce gamin de 18 ans est mort de ses blessures. L’ECMO n’existait encore que dans l’esprit de quelques précurseurs. 

Cette fois, quand j’ai «débriefé» ce cas dans ma tête, j’ai constaté que j'étais resté calme et concentré. Mon rythme cardiaque ne s'était pas emballé. Mes gestes avaient été précis, mes décisions prises avec détermination. L’environnement de cette intervention était l’un des pires que j’avais pu connaître, mais la façon dont je le percevais était complètement différente. Et j’avais pu voir cet ongle qui ne se recolorait pas, ces quelques millimètres carrés qui ont changé le scénario à défaut d’en changer la fin. 


À la recherche du Système 2 

Le psychologue cognitif Daniel Kahneman, par ailleurs Prix Nobel d’économie en 2002, pourrait suggérer que mes deux états d'esprit différents correspondent à ce qu'il a nommé Système 1 et Système 2, correspondant aux deux vitesses de la pensée. 

 

 

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Le Système 1 est une réaction rapide, automatique et impulsive aux stimuli externes. Il peut effectuer des tâches basiques, résoudre des problèmes mathématiques simples ou localiser la source d'un son, mais il ne peut pas planifier, raisonner ou penser logiquement. 

Vous êtes dans le Système 1 lorsque le sang se répand sur le sol et que le patient a bougé le linge qui recouvrait sa plaie radiale par exemple. Les jeunes internes, souvent prompts à utiliser le système 1, font des erreurs évitables. Ils ne reconnaissent pas forcément la cause de la dégradation du patient et appliquent une recette à une situation stéréotypée. Le Système 1 est utile mais il ne permet pas de savoir quand écouter, quand se concentrer et quand agir.

 

 

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Le Système 2 est une stratégie de pensée beaucoup plus complexe, lente, logique et laborieuse, donc chronophage. Elle doit être activée consciemment. Ce système permet d’effectuer des tâches élaborées et de résoudre des problèmes complexes. Il fait appel à des ressources spécifiques dans la mémoire. 

Par exemple, je suis dans le Système 2 lorsque j’intube un patient victime de traumatisme grave en vue d’une admission directe au Trauma Center ou Bloc d’Urgence. C’est ce système qui permet notamment l’anticipation. 


Le meilleur allié de l'urgentiste  

Dans l’évolution de ma pratique, c’est mon exposition cumulée à des combinaisons aléatoires de patients, d'interventions SMUR et de techniques – appliquées à l’urgence vitale comme au tri et à la priorisation des patients – qui m'a rendu plus efficace pour hiérarchiser les stimuli environnementaux.

Ainsi, je suis progressivement devenu capable de faire taire mon Système 1 pour que mon Système 2 puisse prioriser les tâches dans un ordre logique et les exécuter avec succès. J'ai également appliqué le concept  de «conscience de la situation» ou encore de «flux» dont je ne me détacherai plus jamais.

Au début, mon Système 2 était lent et difficile à mettre en route. Avec le temps, il s’est déclenché de plus en plus spontanément. J'ai effectué des ponctions lombaires plus rapidement et dans des situations plus difficiles. J'ai intubé des patients Covid en quelques secondes alors que leur saturation en oxygène s'effondrait. L'exposition répétée à des scénarios de haute acuité a aiguisé ma réflexion, mes réflexes et ma dextérité. Mon Système 1 était rapide, mon Système 2 l'est devenu encore plus.

 

 

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Un Système 2 rapide est nécessaire pour sauver des vies, mais aussi pour repérer le patient qui va se dégrader et qu’il faut transférer au SAUV ou en réanimation. Lorsqu'un problème survient, l’urgentiste ne peut pas toujours consulter d'autres médecins (a fortiori en préhospitalier ou s’il est seul dans le service d’urgence d’un petit hôpital, la nuit). Il ne peut pas toujours parler au patient pour obtenir toutes les informations utiles. Il ne peut pas toujours demander des examens complémentaires. Et contrairement à d'autres spécialités, il n’a parfois que quelques instants pour évaluer une situation, redresser un diagnostic, débuter une thérapeutique, et, parfois, sauver une vie. Dans ces moments critiques, le Système 2 doit absolument prévaloir.


L’équilibre dans le chaos 

Récemment, au milieu du flux de patients en circuit long, j'ai été appelé dans un box pour prendre en charge un arrêt cardiaque. Le patient avait présenté subitement un malaise avec perte de connaissance brève en sortant d’un magasin. Il avait récidivé au volant, provoquant un léger accident. 

Ce patient ne se plaignait d’aucun symptôme en particulier, ni dyspnée ni douleur thoracique. L’examen clinique répété ne retrouvait pas d’anomalie, pas de signes d’insuffisance cardiaque, de thrombose veineuse profonde, ni de souffle cardiaque ou vasculaire. Placé en surveillance monitorée après avoir bénéficié de plusieurs ECG normaux, y compris par le médecin du SMUR, il a présenté une perte de connaissance avec rythme sans pouls au cardioscope. 

Il a été massé immédiatement, au moment même où nous recevions sa biologie, parfaitement normale. Alors que nous pensions à un arrêt cardiaque sur trouble du rythme, je fais rapidement une échographie et je découvre un «swinging heart», traduisant une tamponnade massive. Sans évacuation immédiate du liquide péricardique, le patient n’avait aucune chance. 

La chirurgie vasculaire est aussitôt appelée, mais elle se situe dans un autre bâtiment. La réanimation est dans le nôtre, mais deux étages au-dessus. Il ne restait qu’une solution, pratiquer un geste d’exception : la ponction péricardique. Je ne me suis pas demandé si le chirurgien vasculaire pourrait le faire dans un timing compatible avec la réanimation entreprise. Je n'ai même pas pensé à cette solution sur le moment – ce fut sans aucun doute l’effet du Système 2. 

Après avoir ponctionné, sous contrôle échographique de mon collègue, j’ai pu placer un drain péricardique et extraire plus de 300 ml de sang cailloté. Malheureusement, malgré ce geste de sauvetage et une réanimation prolongée, le cœur n’est jamais reparti. 

Outre la tristesse de perdre un patient, ce qui nous arrive beaucoup plus que dans d’autres spécialités, j’aurais pu me sentir déstabilisé par ce qui venait de se passer. Cependant, au milieu du chaos, j’ai pu constater avec quelle sérénité, avec quel équilibre j’avais décidé sans la moindre hésitation de réaliser cette procédure d’exception. Au prix quand même de quelques tremblements dans les mains avant le geste... 
 

 

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Concentration, sérénité. What else ?


Jeunes urgentistes, bienvenue dans le Système 2 !

Lorsque nous avons prononcé le décès du patient, j'ai remarqué que les plus jeunes autour de nous, sans doute plus habitués au Système 1, étaient confus. À la fois frustrés par l’échec, et sidérés d’avoir vu des urgentistes faire seuls cette intervention. 

Avant qu'ils ne quittent le box de déchocage, je leur ai dit très ouvertement que c’était la seconde fois seulement, en 25 ans de pratique, que je faisais ce geste. Je l’avais déjà réalisé sur une route, lors de la prise en charge d’un motard polytraumatisé. Je me suis alors rendu compte du chemin parcouru dans ma manière de raisonner depuis cette inflexion, ressentie le jour où j'avais pris en charge le jeune blessé par la grenaille. 

C’est là je crois un message à transmettre aux jeunes générations d’urgentistes. «Vos prises en charge au début de votre cursus sont souvent impeccables, même si vous vous persuadez fréquemment du contraire. Mais ce qui vous fait évoluer et grandir, c’est votre capacité à vous faire confiance, à basculer vers ce que vous êtes et que vous allez développer tout au long de votre carrière».

Dans ce box, je pouvais voir ce que mes jeunes collègues ne réalisaient pas encore : leur façon de raisonner était déjà en train de changer. Sans le savoir, ils prenaient conscience de leur Système 2.




Systèmes 1 et 2, biais cognitifs, confiance en soi, erreurs, facteurs humains...
Pour aller plus loin :

Articles en libre accès

1- Prozesky DR, Molwantwa MC, Nkomazana O, Kebaetse MB. Intern preparedness for the CanMEDS roles and the Dunning-Kruger effect: a survey. BMC Med Educ. 2019 Nov 14;19(1):422.
2- Cosby K. The role of certainty, confidence, and critical thinking in the diagnostic process: good luck or good thinking? Acad Emerg Med. 2011 Feb;18(2):212-4.
3- Campbell SG, Croskerry P, Bond WF. Profiles in patient safety: A "perfect storm" in the emergency department. Acad Emerg Med. 2007 Aug;14(8):743-9.
4- Croskerry P. The importance of cognitive errors in diagnosis and strategies to minimize them. Acad Med. 2003 Aug;78(8):775-80.
5- Nickson CP, Cadogan MD. Free Open Access Medical education (FOAM) for the emergency physician. Emerg Med Australas. 2014 Feb;26(1):76-83.
6- Braude HD. Tacit clues and the science of clinical judgement [a commentary on Henry et al]. J Eval Clin Pract. 2011 Oct;17(5):940-3.
7- Corfield AR, Cowan GM. Human factors and systems in emergency departments. Eur J Emerg Med. 2011 Aug;18(4):183-5.

Autres

8- Avoiding Common Errors in the Emergency Department 2nd Edition. Mattu A, et al. (Editors) Philadelphia : Wolters Kluwer Health/Lippincott Williams & Wilkins 2010.
9- Bleetman A, Sanusi S, Dale T, Brace S. Human factors and error prevention in emergency medicine. Emerg Med J. 2012 May;29(5):389-93.
10- Wears RL, Perry SJ. Human factors and ergonomics in the emergency department. Ann Emerg Med. 2002 Aug;40(2):206-12.


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* Nicolas Peschanski est professeur de médecine d'urgence et praticien hospitalier au CHU de Rennes. Membre actif de longue date de la SFMU – avec six années passées au sein de la commission scientifique – il siège depuis 2020 à la commission des référentiels.
Le parcours international du Pr Peschanski, notamment aux USA, lui a permis de devenir membre de la Commission Internationale de l'American College of Emergency Physicians ainsi que du comité de pilotage de l'EMCREG-International (Emergency Medicine Cardiac Research and Education Group). Il fait également partie de l'Eusem (European Society for Emergency Medicine) et plus particulièrement de son comité «Web & social media».
Le Pr Peschanski est très attaché au principe de la FOAMed (Free Open Access Meducation - Partage en libre accès des ressources éducatives médicales). Il utilise les réseaux sociaux (@DocNikko) à des fins pédagogiques et de partage des connaissances en médecine d’urgence.
 

Liens d'intérêts
Le professeur Peschanski déclare les liens d'intérêts suivants :
- sur les trois dernières années : Vygon SA (consultant),  Fisher&Paykel (symposium), AstraZeneca (symposium)
- sur les vingt dernières années :
Symposiums : Fisher&Paykel Healthcare , AstraZeneca, Lilly, Sanofi, Daiichi-Sankyo, HeartScape, The Medicine Company, Thermofisher, Roche Diagnostics
Boards : Bayer, AstraZeneca, Vygon SA, Portola USA, Sanofi, Boehringer Ingelheim
Congrès : Lilly, Sanofi, Vygon SA, Portola, Roche Diagnostics, Thermofisher
Fonds de recherche (non personnels) : Servier, Boehringer Ingelhei