"<em>The Bones Music</em>" : quand la musique prohibée en URSS était gravée sur des radiographies

Dans l’URSS de Staline, des passionnés gravaient des musiques interdites sur des radiographies usagées. Plongez dans l’histoire méconnue et fascinante de la <em>Bones Music</em>.

Mambo, rock ou musiques traditionnelles russes, la censure bat son plein

Imaginez l’URSS du temps du rideau de fer. Tout est contrôlé ou presque et comme dans tous les régimes totalitaires, la musique fait l’objet d’une censure particulièrement sévère. Il ne faudrait pas que la jeunesse soit corrompue par des sons décadents ! Le boogie-woogie, le rock, le jazz sont sans grande surprise rapidement interdits. Il en va de même pour les musiques latines comme le mambo, mais aussi pour bon nombre de chansons russes populaires. En effet, nombreux sont les artistes devenus du jour au lendemain persona non grata, car ils se sont exilés, sont homosexuels, ou pas assez ouvertement pro-régime du goût des dirigeants. Des chants traditionnels sont aussi bannis, car ils étaient chantés dans les goulags, pour se donner du baume au cœur. Ils sont donc associés à une certaine idée de la liberté d’esprit qu’on ne veut pas voir renaître. 

Comme l’histoire l’a maintes fois montré, c’est dans l’oppression que l’esprit humain se montre le plus inventif. C’est donc ce contexte étouffant qui donne naissance à la très underground Bones Music.

Des 78 tours distordus, crépitants au design iconique

Passionnés et contrebandiers utilisent alors le peu de ressources à leur disposition et beaucoup d'imagination pour contourner la censure et faire circuler les musiques interdites.

Dans un premier temps, il leur faut trouver des machines capables de graver. Ils détournent pour cela la technologie allemande, à savoir des tourne-disques rapportés par les soldats comme prises de guerre à leur retour d’Allemagne. De façon très ironique, les instructions permettant de transformer un tourne-disque en graveur sont fournies par le régime, qui encourage les citoyens à enregistrer les discours du camarade Staline pour les diffuser dans les campagnes reculées. 

La deuxième étape essentielle consiste à trouver un support adéquat sur lequel graver les sillons audio. Or, impossible à l’époque d’acheter des vinyles librement, ni même du shellac en magasin. Il faut un matériau à la fois souple et résistant. Vient alors l’idée aussi ingénieuse qu’inattendue d’utiliser des radiographies. Elles se trouvent en abondance, directement dans les poubelles des hôpitaux, ou contre quelques pièces auprès des techniciens médicaux désargentés. Quelques hôpitaux sont même ravis de s’en débarrasser en masse, car ils ont l'obligation de les détruire et s'épargnent ainsi la peine. 

Le procédé de fabrication d’un disque pirate est le suivant : la radiographie est découpée en cercle à l’aide d’un ciseau ou d’un compas bricolé, puis un trou est percé au milieu, généralement avec une cigarette, pour l’adapter à la platine. Le disque de taille et format comparable à un 78 tours est ensuite déposé sur la platine et la gravure se fait avec une aiguille métallique chauffée, attachée au bras du lecteur. L'enregistrement s’effectue en temps réel, ce qui a pour conséquence que chaque disque a un son absolument unique qui lui est propre. La qualité est toutefois toujours mauvaise, avec un son plus ou moins crépitant et distordu, mais qui généralement suffit youy de même à se donner une bonne idée de la chanson. Les enregistrements ne durent que deux à trois minutes et ne sont écoutables qu’une dizaine de fois au maximum. 

Deux décénnies de marché noir, jusqu’à l’invention de la cassette

La Bones Music se vend au marché noir, directement dans la rue à des endroits connus des passionnés. Les revendeurs cachent les vinyles sur eux, dans leurs manches par exemple (ils sont souples !). Certains se livrent à ce commerce pour l'appât du gain, d’autres car ils y voient une forme de révolte contre un pouvoir oppressant. Le plus célèbre des bootleggers, Ruslan Bogoslovsky, visite trois fois les geôles russes pour son trafic et à chaque fois, recommence dès sa sortie. Partager les sons interdits est sa raison d’être. Le prix des Bones records est la plupart du temps peu élevé, quelques roubles ou une flasque de vodka - une monnaie d'échange courante à l’époque, - mais certains titres particulièrement rares se cèdent contre un mois de salaire !

On estime qu’un million de disques ont été gravés sur des radiographies et écoulés sur une période allant de l'après-guerre au milieu des années 1960. La fin de ce procédé a été précipitée par l’invention des cassettes, qui ont inondé le marché noir. Leur qualité étant bien supérieure à celle des Bones records, plus personne n’a alors voulu des radiographies. Parallèlement, la censure s’est allégée, ce qui a aussi ralenti les ventes illégales de musique. Ils ont peu à peu été oubliés. 

Au début des années 2000, Stephen Coates, un musicien anglais tombe par hasard sur un Bones record sur un marché de Saint-Pétersbourg. Il se passionne immédiatement pour ce pan de l’histoire russe, engouement qu’il partage avec le photographe Paul Heartfield. Les deux hommes se mettent en tête d’en retrouver le plus possible, mais aussi d'interviewer les bootleggers de l’époque pour mieux comprendre ce phénomène. Ils présentent le fruit de leurs recherches, via un film, une exposition et un site internet sur lequel vous pourrez voir à quoi ressemblaient les Bones records.

Sources

  1. https://www.x-rayaudio.com/
  2. ROENTGENIZDAT - The Strange Story of Soviet Music on the Bone, film, 2016