Big data en santé : l'avis du CCNE

Protéger les individus sans entraver la recherche médicale… Un défi majeur engendré par l’accumulation des données massives de santé (big data). Le Comité consultatif national d’éthique formule 12 recommandations pour trouver le juste équilibre.

Protéger les individus sans entraver la recherche médicale… Un défi majeur engendré par l’accumulation massive des données de santé (big data). Le Comité consultatif national d’éthique formule 12 recommandations pour trouver le juste équilibre.   

L’avis 130 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) - intitulé Données massives et santé : État des lieux, prospective et nouvelles questions éthiques - a été publié le 29 mai. Pour Pierre Delmas-Goyon, l’un des corapporteurs, il s’agit de «trouver un point d’équilibre» : « ne pas se priver des innovations technologiques, ce qui serait non-éthique (…)  et le faire sans pour autant risquer de sacrifier des principes éthiques.»  Le CCNE dresse un état des lieux complet des données massives dans le champ de la santé et analyse les questions éthiques que ces sujets soulèvent.

Big data : de quoi parle-t-on ?

Le terme de « données massives » (Big Data) indique « la disponibilité, soit d’un nombre important de données, soit de données de taille importante, que seuls les outils du numérique alliant l’algorithme à la puissance de calcul des ordinateurs permettent de traiter efficacement ».

Les données de santé concernant une personne ont pour source les professionnels de santé, les scientifiques, les administrations … Mais aujourd’hui la combinaison de multiples données entre elles, même sans lien avec la santé (trajets, âge, etc.) peut contribuer à une information nouvelle relative à la santé d’une personne.

Le profilage, rendu possible par le croisement de données personnelles diverses, fait peser une menace sur le principe de solidarité qui anime notre système de santé. Il existe un risque de discrimination au préjudice des personnes les plus vulnérables. Mais c’est aussi un moyen de repérer plus précisément les facteurs d’inégalité, dans le but d’y remédier.

La complexité numérique

Les personnes elles-mêmes divulguent beaucoup de données susceptibles d’être recoupées dans le cadre d’échanges d’informations sur internet, d’applications, d’objets connectés. Ces données elles sont captées, stockées, partagées, utilisées par des algorithmes. Ces opérations sont effectuées par différents acteurs parfois basés à l’étranger.

Le contexte de la mondialisation nous confronte à des interrogations majeures sur les conditions de préservation de notre souveraineté. Ceci nous incite à développer nos savoir-faire et les infrastructures que requièrent le stockage et le traitement d’un nombre toujours croissant de données.

Face à la complexité de cette révolution numérique, comment protéger les personnes dont l’état de santé peut devenir identifiable ? Que signifie consentir à l’utilisation de ses données alors que celles-ci peuvent être partagées et réutilisées à d’autres fins ? Comment garantir le secret médical ?

L’exploitation commerciale des données

Dans un domaine traditionnellement réservé au soin, l’exploitation des données massives fait intervenir de nouveaux acteurs qui ont pour objectif principal l’exploitation commerciale d’un marché du bien-être en plein essor. Comment protéger les personnes face à ces acteurs qui ne sont pas tenus aux mêmes règles déontologiques que les professionnels de la santé ? Faut-il pour autant renoncer aux progrès que ces nouvelles technologies du numérique apportent dans le domaine du soin, de la recherche, de la santé publique ?

Le traitement indifférencié de données massives risque d’effacer les particularités de celles qui sont relatives à la santé et de leur appliquer une pure logique de marché. Mais l’utilisation pertinente des applications développées pour les besoins de cette activité économique peut aider à mesurer des paramètres de santé.

La fin de la vie privée ?

Les données relatives à la santé sont à la croisée de l’individuel et du collectif, de l’intime et du général, du public et du privé. Si la notion de vie privée répondait à une définition a priori, conçue comme devant résister à toute intrusion, les modes de vie actuels évoluent vers une société en réseau où la sphère intime se redéfinit en permanence en fonction des relations que l’individu tisse avec son environnement. Il ne s’agit pas de la « fin de la vie privée » mais plutôt d’une sortie « de la logique de la personnalisation de la vie privée, pour entrer dans celle d’une « négociation collective.»

Face aux big data, le CCNE ouvert mais vigilant

Le CCNE estime qu’on ne saurait adopter une position hostile à ces technologies numériques en raison des risques dont elles sont porteuses « car il serait contraire à l’éthique de ne pas favoriser leur développement si elles peuvent bénéficier à la santé de tous et aider à la rationalisation des coûts ».

Mais il appelle à la vigilance pour qu’il n’y ait ni stigmatisation ni discrimination notamment pour les personnes ayant des difficultés d’accès au numérique. Le CCNE insiste sur la nécessité de renforcer la protection de la personne concernant l’exploitation de ses données personnelles. Il remarque que dans les situations d’exploitation algorithmique de données massives, l’objectif d’un consentement individuel libre et éclairé est très difficile, voire impossible, à atteindre.

Le CCNE appelle à une vigilance continue, afin en particulier de limiter les risques de « profilage » ou de stigmatisation. Il prône une évaluation périodique de la mise en oeuvre des dispositifs de protection des données des personnes.

Conclusion

Le traitement des données sera très certainement un facteur d’amélioration diagnostique et thérapeutique et, sans doute, d’amélioration de la santé. La révolution numérique ouvre des perspectives immenses mais la rapidité des évolutions technologiques bouscule nos repères. La vigilance sur la protection des droits fondamentaux et des libertés individuelles des personnes est fondamentale.

Une exploitation automatisée des données dans un parcours de soin pourrait fragiliser l’écoute et le dialogue. Les données ne peuvent remplacer le dialogue. Ces technologies doivent rester une aide à la décision humaine. L’automatisation de certaines tâches doit servir à dégager du temps pour privilégier la relation humaine, excluant toute automatisation de la décision médicale.

Pour aller plus loin : les 12 recommandations

-    Toute personne a droit à une information compréhensible, précise et loyale sur le traitement et le devenir de ses données. Le CCNE estime que tous nos concitoyens doivent être sensibilisés aux spécificités des technologies numériques et aux avancées et risques qui leur sont associés afin qu’ils puissent faire un usage responsable de leurs données personnelles.

-    Compte tenu du rythme particulièrement important des innovations scientifiques, le CCNE estime qu’il est nécessaire d’évaluer périodiquement les dispositifs juridiques de protection des données personnelles.

-    Le CCNE estime qu’il est nécessaire de mener une réflexion sur la notion de consentement au recueil et au traitement de données massives dans un champ où prévaut l’hétérogénéité des acteurs et l’évolutivité des pratiques.

-    La pertinence du traitement algorithmique de données massives repose sur la qualité de ces données, sur l’absence de biais dans leur sélection. En matière de recherche, il est nécessaire de préserver la diversité génétique des titulaires des données lors de la sélection des données traitées afin que les résultats obtenus ne soient pas faussés par une insuffisante représentation des populations non européennes.

-    Le CCNE estime que les professionnels de santé doivent bénéficier, lors de leur formation initiale et tout au long de leur carrière, d’une formation adaptée aux technologies numériques, aux principes éthiques qui régissent le recueil et le traitement des données, aux moyens à mettre en oeuvre pour les respecter, et aux risques de biais qui résultent de leur non-respect. Les data scientists et les chercheurs doivent eux-aussi être suffisamment avertis des questionnements éthiques que soulèvent ces technologies.

-    La multiplication de sites et d’applications qui donnent des conseils pour améliorer l’hygiène de vie et le bien-être pose la question de la rigueur avec laquelle ils recueillent, interprètent et traitent des données relatives à la santé. Le CCNE considère que ces sites et applications doivent pouvoir être évalués, ainsi que leurs contenus.

-    Le patient ne saurait être réduit à un ensemble de données à interpréter, rendant inutile son écoute et la prise en compte de son vécu. Aussi utile qu’elle puisse être pour aider au diagnostic et guider le traitement, la « donnée » ne saurait remplacer le dialogue. Bien au contraire, l’utilisation par le professionnel de santé des technologies récentes doit aussi avoir pour but de libérer du temps pour l’écoute et l’échange.

-    L’avènement d’une médecine de précision peut porter atteinte à la mutualisation dans les mécanismes de financement de la santé. Il contient ainsi le risque d’une dérive vers un profilage de nature discriminatoire, notamment pour des raisons économiques. Le CCNE estime nécessaire que les acteurs de santé se montrent particulièrement vigilants pour la préservation de nos valeurs d’égalité, d’équité et de solidarité.

-    Le CCNE insiste sur la nécessité de veiller à ce que les personnes qui n’ont pas accès aux technologies du numérique bénéficient comme les autres des avancées dans le domaine de la santé.

-    Face au défi technologique que posent, pour la souveraineté nationale et européenne, le stockage, le partage et le traitement des données massives dans le domaine de la santé, le CCNE préconise le développement de plateformes nationales mutualisées et interconnectées. Elles doivent permettre à notre pays et à l’Europe de préserver leur autonomie stratégique et de ne pas perdre la maîtrise de la richesse que constituent les données, tout en privilégiant un partage contrôlé qui est indispensable à l’efficacité du soin et de la recherche médicale.

-    Le CCNE estime qu’en matière de recherche l’impératif éthique doit être adapté à chaque situation particulière. Il est essentiel que le titulaire des données soit informé des modalités par lesquelles l’autorité de contrôle assure sa fonction de tiers de confiance.

-    Le CCNE considère qu’il est nécessaire de faciliter le partage des données de santé pour les besoins de la recherche. Il est notamment d’avis de permettre, pour des protocoles de recherche aux finalités strictement définies et dans le respect des droits des personnes dont les données ont été mises à disposition et avec leur consentement, l’accès des chercheurs à des données collectées sur internet ou les réseaux sociaux par des plateformes dont la gouvernance est contrôlée.

Le CCNE

Le Comité consultatif national pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) est une institution indépendante fondée en 1983. Il a pour mission de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. Ainsi, le CCNE se pose comme un véritable laboratoire de réflexion destiné à nourrir la pensée des pouvoirs publics et de la société en général. Cette inscription au coeur des débats sociétaux se retrouve notamment à l’occasion de projets de réforme législative : il lui incombe en effet d’organiser au préalable un débat public sous forme d'Etats généraux. Le CCNE les a organisés en 2018 pour la première fois de son histoire à l’occasion de la révision de la loi de bioéthique. Le Comité est composé de 39 membres issus du monde de la médecine, la recherche, le droit, des principales familles philosophiques et spirituelles... Ils ont été choisis en raison de leurs compétences et de leur intérêt pour les questions d’éthique. Il est présidé par le Pr Jean-François Delfraissy (médecin et chercheur, spécialiste des maladies infectieuses), et sa vice-présidente en est Mme Karine Lefeuvre (spécialiste du droit et professeure à l’Ecole des hautes études en santé publique).

Source :
Avis 130 du CCNE
Données massives et santé : Etat des lieux, prospective et nouvelles questions éthiques