«Bad scientists», la recherche malmenée (Enrico Bucci)

Il les nomme «Bad scientists». Le Pr Bucci, spécialiste en biologie, est l'auteur d'un essai sur la fraude scientifique.

Le professeur Enrico Bucci, italien, est professeur adjoint de biologie à la Temple University de Philadelphie. C'est un expert en matière d'analyse des données scientifiques, en particulier en ce qui concerne leur intégrité et la détection des fraudes.
Il vient de mettre à jour son essai Bad Scientists (titre original : Cattivi scienziati - La pandemia della malascienza) publié en 2015 et consacré à la fraude scientifique : fabrication ou falsification des données et plagiat. Le livre s’ouvre désormais sur une métaphore : nous nous sommes réveillés un matin de février, nous avons appuyé sur l'interrupteur, la lumière ne s'est pas allumée. Nous avons appelé l'électricien ; il n’a su que faire car il n’avait jamais vu une telle panne auparavant.


Pr Bucci, plusieurs mois se sont écoulés depuis ce matin de février. Quelle est la situation aujourd'hui ?

Aujourd'hui, l'électricien connaît la panne bien mieux qu'en février, mais même en février, l'électricien n'était pas complètement ignorant. Aujourd'hui, nous savons exactement à quel type de virus nous avons affaire, nous savons comment il agit, nous le connaissons - du point de vue du génome - bien mieux que beaucoup d'autres virus. En outre, nous connaissons depuis longtemps le comportement des épidémies et, précisément, le fait que les déclencheurs sont stochastiques [aléatoires], ce qui signifie qu'il peut s'écouler des mois avant qu'un virus circulant sous les radars ne revienne.

Beaucoup de choses se sont améliorées depuis février : nous avons maintenant un moyen de réduire la mortalité avec le remdesivir, la dexaméthasone et le tocilizumab sous certaines conditions. D'autres médicaments sont en cours de préparation. Ensuite, nous avons beaucoup amélioré les procédures en ce qui concerne les critères d'admission à l'hôpital. Du point de vue de la surveillance de la santé publique et du diagnostic, nous ne sommes pas non plus dans la même situation qu'en février.

La principale erreur que nous commettons, et que nous répétons depuis février, c’est qu'au lieu de compter sur un électricien, nous appelons des dizaines de techniciens. Nous ne faisons pas seulement appel à des électriciens, mais aussi à quelques plombiers et autres chauffeurs. Nous agissons comme si nous n'avions pas de numéro de référence de panne et nous appelons toute personne qui semble avoir une expertise technique.

En Italie, nous n'avons pas un seul organisme scientifique auquel se référer, une voix unifiée qui prévaut sur toutes les autres et qui a une autorité incontestable reposant sur un fondement scientifique. Nous avons trois organismes différents pour fournir des données et les analyser : le ministère, l'Institut supérieur de la santé, la Protection Civile. De plus, ces données proviennent de régions différentes, qui n’utilisent pas les mêmes méthodes de recueil et de transmission. Nous avons créé une énorme confusion, pas seulement au niveau de la communication, mais aussi sur le plan opérationnel. Cela explique par exemple le retard systématique pour chaque action, devenue obsolète avant même d'être appliquée.

En réalité, nous n'avons pas identifié clairement qui doit formuler une stratégie au sein de la communauté scientifique. Le Comité Scientifique et Technique est lui-même un organe consultatif, dont les pouvoirs ne sont pas bien définis, dont la composition n'est pas issue d'une sélection fondée sur une base scientifique. C'est un organe créé à l’improviste, avec une fonction consultative, dont les membres ont été choisis par des responsables politiques. Rien de comparable avec par exemple le Hans-Knöll-Institut allemand ou le National Institutes of Health américain.

Ce que nous vivons ne sera pas la dernière vague de ce virus et ce ne sera pas le dernier virus auquel nous aurons à faire face. En Italie, nous ne disposons pas d'outils efficaces pour faire face aux urgences sanitaires. La Protection Civile a une expertise dans la gestion de divers types de catastrophes, mais elle montre qu'elle n'a aucune compétence en matière d'urgences sanitaires. Lui confier la gestion de la pandémie, dans ces conditions, est risqué. Surtout si l’on tient compte du fait qu'au fil des ans la Protection Civile est devenue une sorte de dépendance de la présidence du Conseil, et qu'elle agit sur ordre, sans contrôle du Parlement et du président de la République.

Nous faisons les frais de cette mauvaise organisation de la machine censée faire face à une urgence de ce genre. La même machine dont la communication est confuse, ce qui amène les citoyens à ne plus écouter des chiffres apparemment étranges et incompréhensibles provenant de différentes sources. Ils vont chercher leur propre expert sur Facebook, qu'il s'agisse d'un professeur de virologie ou d'un charlatan.


En septembre, vous avez écrit un post sur votre page Facebook pour annoncer l'arrêt des discussions. Que s'est-il passé ?

J'utilisais ma page Facebook pour diffuser des contenus et engager des discussions. J’ai arrêté ces dernières ; il n'est pas possible de discuter avec des personnes qui ne respectent aucune règle. Lorsque qu’interlocuteur érige une barricade et ne veut rien lâcher, toute discussion est une perte de temps. Certains ont pour objectif premier de discréditer la personne, et non les idées, ce que je n’admets pas. Sur une page suivie par 30.000 personnes on ne peut tolérer que chacun se sente en droit d'écrire tout ce qui lui passe par la tête au nom d'un concept non identifié de démocratie incensurable.


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Les «mauvais scientifiques» sont-ils responsables du fait que les décideurs politiques donnent l'impression de tâtonner ? Ont-ils rendu la science moins crédible ?  

Le problème, c’est la volonté de ces mauvais scientifiques de répondre aux attentes politiques. Très souvent, un mauvais scientifique ne sait pas qu'il est l’est, à moins d’être un véritable fraudeur. Les fraudeurs ne manquent certainement pas : il suffit de penser au prix Nobel Luc Montagnier ou à d'autres personnalités qui vont faire des discours à la Chambre des députés. Pourtant, ces derniers ne sont pas les pires. Ceux qui causent le plus de tort, ce sont les mauvais scientifiques qui font de la mauvaise science principalement à cause de leurs préjugés, et non à cause de la fraude.

Ils sont nombreux, notamment dans le domaine de la biomédecine, et beaucoup moins parmi les physiciens et les chimistes. Les praticiens en biomédecine ont un problème de formation, plus précisément une mauvaise formation à la méthode scientifique et à la méthode d'analyse quantitative.

La disponibilité d'un large éventail de mauvais scientifiques permet aux politiciens de toujours trouver celui qui peut confirmer les attentes de leurs électeurs. Le mauvais scientifique est donc utile au politicien pour obtenir un consensus. Ce mécanisme perdure tant que le politicien peut choisir un scientifique de temps en temps. C'est très regrettable, mais en Italie c'est la norme. Cette prolifération de comités, pas seulement le Comité Technique et scientifique mais aussi les différents coordinateurs régionaux, les divers organes consultatifs, est due précisément au fait que les politiciens font leurs courses parmi les scientifiques dont ils ont le plus besoin, puis les abandonnent lorsqu'ils n’en ont plus besoin. Dans ce moment où les gens attendent une réponse de la science, les politiciens utilisent ces mauvais scientifiques pour soutenir leur propre programme politique et obtenir un consensus.

Les scientifiques qui se prêtent à ce jeu sont de mauvais scientifiques. Non pas parce que ce sont de mauvaises personnes, ou parce qu'ils travaillent sur de mauvaises publications scientifiques, mais parce qu'ils oublient que la relation entre la science et la politique doit être basée non pas sur des conseils individuels, mais sur des conseils individuels en tant qu'expression d'un consensus collectif. Afin de définir ce consensus collectif - lors d'une urgence telle la pandémie - nous avons besoin de compétences d'analyse que bien peu de scientifiques possèdent actuellement en Italie.


Dans votre essai, vous avez décrit  les facteurs de distorsion qui font dérailler le débat scientifique et poussent la recherche dans de mauvaises directions :

1) le rôle du marché de l'édition scientifique ;

2) la possibilité offerte à tout chercheur de communiquer directement avec le public ;

3) la préparation universitaire qui ne fournit plus le «cadre intellectuel général dans lequel mener un raisonnement scientifique» ;

4) l'effet de la politisation du débat scientifique.

Lequel de ces facteurs a joué un rôle prépondérant ?

Le facteur qui a le plus fait perdre sa crédibilité à la science est sans aucun doute la prolifération des publications. Le système de publication et le marché de l'édition d'une part, et d’autre part le fait que pour soutenir ce système nous avons créé un critère d'évaluation des scientifiques basé sur le nombre de publications et de citations. Ces deux éléments sont désormais inextricablement liés. Ensemble, ils ont conduit à une gigantesque explosion des publications de mauvaise qualité. Cette explosion, à son tour, rend impossible un filtrage efficace, ce qui augmente la quantité de réels déchets qui finissent par être publiés même dans des revues prestigieuses.

Depuis la pandémie, le contrôle déjà défaillant des publications a sombré. On a publié vraiment de tout, nous avons même pu lire un éditorial dans Nature expliquant que la revue traitera aussi de politique. À mon avis c'est une initiative dangereuse, car elle déforme le rôle de la revue scientifique. Il existe une boulimie communicative de la part des revues, composées à la fois d'articles d'opinion et d'un très grand nombre d'articles scientifiques ou supposés scientifiques. L'idée qui prévaut est qu'elles doivent sans cesse publier quelque chose de nouveau, en mettant en sourdine les réflexions sur l'opportunité de la publication.


 Quel est aujourd’hui l'état de la recherche ?

Le «système immunitaire» de la recherche a réagi assez vigoureusement, à tel point que l'on a constaté une forte augmentation des rétractations, même dans des revues très importantes. Le délai entre le signalement d’une étude sur la Covid-19 et la rétractation est devenu très court. Ce système immunitaire, qui repose sur la collaboration on line des universitaires qui vérifient les données fonctionne bien. Il nous a protégés des articles basés sur de fausses données publiés par The Lancet ou ceux sur le vaccin russe. Mais ce système ne suffit pas pour produire de la bonne science.

C'est une chose de contrecarrer la mauvaise science qui est publiée, et de se concentrer sur les cas les plus frappants, c'en est une autre de décourager son explosion. Pour ce faire, nous devons désolidariser la publication scientifique de l'évaluation des chercheurs. Nous devons cesser d'encourager les chercheurs à publier quoi que ce soit afin qu'ils puissent obtenir des citations, faire progresser leur carrière, obtenir des financements.

Un autre point qui me semble crucial, c’est que le processus de révision des articles scientifiques devienne une activité à part entière, reconnue pour les chercheurs eux-mêmes. Il serait aussi primordial  que ce processus soit public, afin que la communauté scientifique puisse lire les objections soulevées par les examinateurs, même après la publication de l'article. Pour améliorer la qualité des publications scientifiques publiées, nous devons agir avec énergie dans ces deux directions : l’examen par les pairs doit être incité, valorisé et public, et par ailleurs il faut cesser d'utiliser le nombre de publications et de citations comme critère d'évaluation automatique.


De nombreux articles pré-print sont actuellement diffusés. Qu'en pensez-vous ?

Avant leur examen par les pairs les études scientifiques doivent être diffusées uniquement parmi les chercheurs. Il n'est pas logique qu'un article en pre-print se retrouve entre les mains du public et des journalistes.


Vous avez beaucoup écrit sur le vaccin russe. Que retenir de cette histoire ?

Elle nous montre la différence entre une recherche menée dans un système libéral et occidental - où un seul effet secondaire dans un essai impliquant des dizaines de milliers de personnes bloque l'essai clinique jusqu'à ce qu'une enquête plus approfondie soit menée, comme dans le cas d'Astrazeneca - et celle menée dans un système hermétique, où aucune donnée n'est accessible. Ce type de recherche viole toutes les règles de la communauté scientifique concernant le partage et la discussion des données, et souffre d’un fort taux de politisation.

D'autre part, nous avons un système dans lequel un seul problème mis en évidence sur 50.000 tests bloque l'expérimentation jusqu'à ce qu’on comprenne ce qui s'est passé. De l’autre, nous avons un système dans lequel nous devons donc nous fier aux paroles de ceux qui font la promotion du vaccin, de ceux qui sont prêts à l'injecter sans donner aucune garantie. Ce que cette histoire nous apprend, c'est que la transparence est une valeur non négociable dans la recherche scientifique elle-même, et ensuite dans le partage des données scientifiques. Tout ce qui se passe en Russie, en ce qui me concerne, n'est pas de la science. 


Devrons-nous vivre longtemps avec ce virus, nous résigner au fait que rien ne sera plus comme avant ?

Nous apprendrons à vivre avec ce virus, bien sûr. Nous avons appris à vivre avec tous les virus. Nous n'en avons éradiqué qu'un, nous sommes toujours en interaction avec les autres. Par exemple, nous avons appris à vivre avec le VIH, nous avons accepté l'idée d'avoir des relations sexuelles en utilisant un préservatif, ce qui, jusque dans les années 1980, semblait inacceptable. Pour certaines religions, c'est encore inacceptable. La façon dont nous nous adaptons aux virus implique un certain nombre d'éléments, pas toujours les mêmes. En février, nous avons dû nous adapter à mains nues, aujourd'hui nos mains ne sont plus vides. Nous en savons plus, nous avons quelques molécules de plus.

Nous constatons pour l’instant une mauvaise adaptation. Il y a une nette différence entre la réaction des nations occidentales, dont l'idéal vise à protéger la liberté individuelle, et celle des nations orientales dans lesquelles la communauté est dominante sur l'individu. Le virus est en train d’opérer une sélection sur ces critères. Cela explique pourquoi chez nous il y a beaucoup plus de morts inutiles, causées par les idées folles de quelques uns [coronasceptiques, anti-masques, etc.] que dans les pays comme la Chine, le Japon, la Corée du Sud.

Lorsque nous parlons d'adaptation au virus, nous ne devons pas penser à notre pays en particulier, mais nous devons penser à l'échelle mondiale. Peut-être que nous accepterons tous, par exemple, l'idée d'avoir un système de suivi comme en Corée avec une reconnaissance faciale et des applications très invasives du point de vue de la vie privée.

Peut-être qu'une partie de l'adaptation consistera à changer non pas les comportements mais les technologies et les environnements qui nous entourent. Nous devrons peut-être nous habituer à l'idée que - comme nous l’avons fait avec les panneaux solaires pour réduire l'impact environnemental - nous devrions inciter avec un système de taxes l’installation de systèmes de traitement d'air dans les restaurants, pour à vivre non seulement avec ce virus mais avec toutes les maladies aéroportées que nous rencontrerons. L'adaptation qui nous a sauvés au XIXe siècle, la clé de voûte de la maitrise des maladies infectieuses, ce fut l'adaptation architecturale des villes, avec la rénovation des égouts, la création de larges avenues et l'amélioration de la circulation de l'air et de la lumière.

Nous ne savons pas encore en quoi consistera l'adaptation à ce virus. Nous ne savons pas si ce sera l'utilisation du masque ou le fait d'avoir moins de contact physique. Nous aurons probablement besoin de quelque chose de plus radical. Nous devrons nous adapter non seulement à ce virus, mais aussi à d’autres. Nous avons préparé un monde idéal pour que des pandémies éclatent.

Pr Enrico Bucci


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