«Avec tes bizarreries d’étranger...» : entre racisme médical et whitesplaining

Fin 2019, l’espace médiatique fut envahi par une violente controverse sur le racisme médical. Assourdie par le fracas des réactions virulentes, la voix ferme mais apaisante de Malika Benfriha-Ghali, médecin généraliste, avait retenu notre attention. Un appel au calme et à la réflexion, et la mise en lumière du «whitesplaining».



Malika Benfriha-Ghali est médecin généraliste.
Formée à Nancy, puis à Marseille, elle a longtemps travaillé en France. Elle exerce désormais au Québec, au sein d'un GMF-U (Groupe de Médecins de Famille Universitaire). Sa patientèle est variée, et touche une population tant québécoise que d'autres pays du monde, du fait d'une main d'oeuvre migrante grandissante. Elle soigne des hommes et des femmes de tout âge, et pratique son art jusqu'aux soins palliatifs.
En novembre 2019 a déferlé sur l’espace médiatique une violente controverse sur le racisme médical. Née sur Twitter, elle fut nourrie par la création du hashtag #balancetonmédecin. Au milieu du fracas des réactions virulentes, la voix ferme mais apaisante de Malika (@malilouch) avait retenu notre attention. Elle a accepté de publier ici le texte qu’elle avait écrit à l’époque. Nous l'en remercions chaleureusement.


Il est vain de croire que la question du racisme n’a pas d’impact sur la santé des patients.
Le racisme est une menace permanente, un guet-apens pour l’accès aux soins, pour la qualité et pour la sécurité des soins aux malades.

La question du racisme n’est pas une question ponctuelle qui s’ouvre à la faveur de terribles événements. George Floyd ou  Adama Traoré ne sont que des déclencheurs réactionnels. L’humanité est ponctuée de drames qui sont directement en lien avec la pensée raciste.

NDLR : Début novembre 2019, Twitter s’enflammait suite à la résurgence d’un vieil article de blog
écrit par Jaddo - pseudonyme d’une médecin généraliste très connue grâce à son blog - et remis en lumière via un de ses tweet. Jaddo racontait dans cet article de 2008 comment, interne, elle avait dû gérer une patiente maghrébine de 50 ans. Celle-ci parlant mal le français, Jaddo avait des difficultés pour la comprendre, ce qui l’agaçait et la rendait agressive. Elle se sentait ensuite coupable.

Dans son thread [série de tweets] publié le 2 novembre, Jaddo souhaitait partager sa prise de conscience sur son éventuelle attitude raciste envers la patiente. La réaction des twittos suite à la divulgation de ce tweet initial (rapidement supprimé par son auteur) et de l’article de blog relevait selon moi plus de réactions épidermiques que de réflexions nécessaires. Et je trouve tout à fait légitimes ces réactions épidermiques : elles indiquent que les gens ont été extrêmement touchés par les mots de Jaddo, qui s’en est excusée ensuite.


Capture d’écran 2020-07-30 ..

NDLR : dans ce «mini-thread d’excuses», Jaddo développait :
«
J'ai fait un thread de médecin blanche raciste, à destination d'autres médecins blancs racistes, avec pour but de pointer du doigt nos biais, pour les repérer et essayer de les déconstruire. J'ai été d'une violence totale, probablement à la hauteur de la réalité.»
Depuis, Jaddo ne s’est plus exprimée sur Twitter ni sur son blog.


La colère et la tristesse

En relisant le blog, l’article et les tweets associés, j’ai voulu poser le point de vue d’une médecin généraliste, racisée, et comme Jaddo en réflexion régulière sur mes propres prises de conscience. Je suis partagée par tout ce que j’ai pu lire à propos de ce vieil article du blog écrit en 2008, par Jaddo, alors interne, et qui est «non racisée.» (je ne dis pas «blanche» volontairement).

Si j'avais lu ce billet avant d'être médecin, j’aurais été pleine de colère.
Si je l'avais lu en étant interne de médecine, j’aurais aussi été en colère
- et probablement véhémente envers Jaddo - mais pleine de ces convictions que confère la fougue de la jeunesse, prête au combat, et déterminée à changer le visage des soignants dont je faisais désormais partie.
Maintenant que je le lis avec la sagesse de «l’expérience» (chaque patient rencontré m'enrichit malgré lui!), je suis moins en colère, mais toujours aussi triste.

Car, elle le dit, elle s'adresse à ses collègues non racisés, dont elle suppose qu’ils penseraient comme elle. Force est de constater que beaucoup de médecins donc, pensent de cette façon. C’est donc systémique (tout du moins en partie). Je le sais pourtant que c’est systémique. Pourquoi j’ai toujours l’impression de découvrir cette notion ?

Que faire contre des pensées racistes systémiques ? S’ériger ? Bien sûr. Mais qui le fera, et à quel prix ? Avons-nous notre Rosa Parks maghrébine en France ? Ce serait illusoire de le croire. Fédérer une multitude d’horizons ethniques, tous issus d’entités coloniales aux Histoires différentes est une tâche colossale, et qui est en cela tellement différente des combats à la Rosa Park ou Martin Luther King.


Non, le racisme n’est pas un biais de pensée

Tous ces médecins «non racisés» qui pensent comme Jaddo, qui applaudissent son élan de prise de conscience font partie de ce système. Ils ont des biais de pensée. Les biais de pensée existent pour toutes les catégories de patients rencontrés. Mais ce qui me gêne, c'est de considérer que le racisme est un biais de pensée. Et Jaddo a utilisé des mots d'une violence inouïe ressentie par tous ceux qui en sont victimes (dont je fais partie, évidemment). Ce «évidemment» devrait être de trop, mais il ne l'est pas.

Je ne me définis pas comme une victime, je contextualise, car de même qu'on comprend mille fois mieux la pathologie d'un malade si on l'a eu soi-même, on comprend mille fois mieux le racisme si on l'a vécu soi-même.

Et Jaddo d'utiliser l'argument du biais pour améliorer son comportement et donc sa prise en charge. C'est tout à fait louable de se remettre en question sur les biais cognitifs. Mais le racisme n’est pas un biais de pensée. Le racisme traduit à la fois un égocentrisme racial, et une crainte immense d’être ou d’avoir à se mobiliser de ses propres convictions et certitudes.

Le raciste est convaincu qu’il fait partie des êtres supérieurs, à qui les choses sont dues, voire les gens. Il craint tant de perdre cette position, il craint tant que l’existence de l’autre - ce fameux autre qui ne mérite pas d’être où il est, qui dénote vraiment avec l’image fantasmée de la société qu’il voudrait voir émerger - qu’il préfère le rendre responsable de ses propres craintes.

Alors non, le racisme comme biais de pensée n’est pas acceptable.
Les biais de pensée existent, et se nourrissent même de nos préjugés. Ils sont le plus souvent très utiles comme «outils». Des outils qui servent à ne rien oublier pour la santé et la sécurité de nos patients. On devrait tous les utiliser à cette fin uniquement, et à tous les niveaux sociétaux.

Le patient précaire est un biais. Les malodorants, les éthyliques, les toxicos, les tatoués, les anorexiques, les obèses, les malentendants, les cancéreux… sont tous des biais cognitifs car ils nous forcent à penser à tous les problèmes de santé associés à ces biais.
Ça donne de l'info médicale, n'en déplaise à certains. Ça permet de penser aux problèmes métaboliques, au risque infectieux, au risque de diabète, de tension, aux insuffisances, etc. Ça pose le souci plutôt éthique de cataloguer, catégoriser les gens, en fonction de leur mode de vie, mais pas en fonction de leurs origines.

Je pourrai même dire que l'ethnie est un bon marqueur de certaines maladies (on surveille plus la tension des Noirs, le diabète et les lipides des Asiatiques et des Arabes, on élimine le Behcet chez les Turcs…). Bref, on pourrait utiliser l'ethnie dans ce sens, et ce serait profitable pour le patient, et son toubib.

Alors je m'interroge, car je n'ai pas vu de biais cognitif profitable à la patiente dans ce vieux billet de blog. J'ai vu une catégorisation en fonction de l'origine ethnique, et de l'impuissance face à la barrière de la langue, mais pas d'interrogation franche sur «Pourquoi je catégorise ?»


«Voilà la gravité»

C'est là qu’est le fondement du racisme
C'est de ne pas donner les mêmes chances sociales à tout le monde car sa couleur de peau (c'est relatif, un arabe reste un africain «blanc» au Maghreb) ou car sa langue le placent dans le «C'est pas grave si je n'sais pas le soigner». Voilà la gravité.

Jaddo semble être une médecin empathique, toujours en amélioration de son savoir et de ses compétences, ouverte à la discussion et même prête à se mettre en danger pour exposer ses impressions, ressentis et questionnements.

Mais s'imaginer être avec un patient de la même origine que soi pour mieux le soigner - ce qu’elle proposait de faire dans son tweet initial - je ne trouve pas que ça lève la barrière du racisme. Ça renforce plutôt le caractère raciste de sa pensée. Ça permet de se mettre dans une situation mentale plus confortable car en lien avec la société fantasmée.

Ça exclut d’emblée «l’autre» et toutes les différences qu’il représente.
C’est un «Tu me fais chier d’emblée par ce que tu représentes, tu ne peux pas être comme tout le monde, comme moi par exemple qui représente ce que je voudrais que tu sois, et puis tu ne le seras jamais car ta situation d’étranger avec ses complexités t’empêchera de l’être. Qu’est-ce que je vais faire de toi avec tes bizarreries d’étranger que je n’ai pas envie vraiment de comprendre ? Ben je vais faire le minimum, parce que c’est quand même mon boulot, mais bon sang, qu’est-ce que vous me faites chier tes congénères et toi !»

Si je faisais ça avec des gens ayant les mêmes origines que moi, et que je maltraitais (sans jeu de mot) les plus blancs que moi, on crierait au scandale, à l'incompétence, (inhérente sûrement à mes origines ethniques) et pire encore. Car on sait maintenant ce que coûte la vie des gens en fonction de l'endroit d'où ils viennent sur Terre (cf l’infographie du Monde Diplomatique sur l’émotion sélective, ou encore un exemple de «la mort au kilomètre»).


Lynchage et «whitesplaining»

Interrogeons-nous : faut-il communautariser les soins ? N’est-ce pas le propre de la médecine d'être universelle ?

Alors soyons clairs, je ne cautionne absolument pas les injures faites à Jaddo sur les réseaux sociaux. Je ne vois pas en quoi ça fait avancer les choses. Et pour ceux qui veulent la démettre de ses fonctions, rappelez-vous que NDA+MLP= 26% au 1er tour en 2017 en France. Ça ferait un paquet de monde à mettre sur la touche. On vire qui du coup ?

Non, il faut arrêter le lynchage. Jaddo est un bon médecin. Et elle fait au mieux. On ne fait pas un procès de société à une seule personne. Puisqu’on est dans un problème systémique. Certains auraient mieux fait de lui dire comment et à quel point ils s'étaient senti blessés. Le fait de ne pas avoir vécu le racisme rend les situations moins claires, et c'est toute une vision du monde qui change. Est-ce que ça excuse le fait d'être raciste ? Pas du tout. C'est le suprémacisme du raciste qui est ici mis en exergue et je pense pointé du doigt.

MAIS (oui il y a un mais), ce que décrit Jaddo est un concept qui est difficile à avaler quand on l'a fait ressenti, ne serait-ce qu'une fois : c'est du «whitesplaining». Qu'est-ce que c'est que ce machin?   On en trouve une définition ici...
et c'est LA définition parfaite de ce qu'à (incon)-sciemment fait Jaddo.
Normalement c’est une explication paternaliste donnée par les blancs à une personne de couleur, définissant ce qui devrait ou ne devrait pas être considéré comme raciste, tout en exhibant leur propre racisme inconsciemment. Bon il se trouve qu'elle l'a expliqué à des personnes «blanches», donc, ça aurait pu ne pas être ça.

Mais comme elle s'est ensuite justifiée sur Twitter, ça l'est devenu. Et ça, ça me dérange. Historiquement, ethnologiquement, anthropologiquement. Ça me dérange de me faire expliquer ce qui est raciste par une personne dont les pensées à caractère raciste auront des effets ô combien néfastes sur la population. C’est là que la qualité des soins est mise à mal, et par conséquent la sécurité des soins.


Une réflexion sociale plutôt qu’un défouloir

Pour conclure… Expliquons.
Expliquons pourquoi les gens se sont sentis maltraités, pourquoi ils se sont naturellement identifiés à cette patiente de 50 ans. Expliquons pourquoi il n’est pas déontologique qu’un patient se dise que son médecin le soigne en fonction de son origine. Et pourquoi il n’est pas déontologique que ce patient prenne le risque d’être mal soigné parce qu’il ne répond pas aux exigences d’existence du soignant en face de lui.

C'est une réflexion sociale qu'il faut avoir, et non un défouloir sur une personne. Déconstruisons certains préjugés mais aussi ce whitesplaining, l’idée étant de ne pas mettre les gens soit dans les cases «Victime» ou «Coupable».

Allez Jaddo, vient on en discute, non pas de médecin blanc à médecin blanc, mais à médecin crème, pour comprendre ce qu'on peut améliorer dans nos prises en charge.



Malika Benfriha-Ghali


 

fede9d26-c3c3-4116-a2ab-0211..



Retrouvez tous nos articles sur Twitter, LinkedIn et Facebook.

Vous êtes médecin ?
Pour recevoir une sélection de nos articles ou les commenter sur le site, il vous suffit de vous inscrire.

Vous souhaitez publier dans ce blog «Réflexion(s)» ? Contactez-nous ! (contact@esanum.fr)