Dopage : affaire du lutteur français Khadjiev, les preuves scientifiques manquent (Dr De Mondenard)

«Quand la lutte antidopage est prise en défaut, elle s'arc-boute. Quitte à sanctionner des innocents.» Le Dr Jean-Pierre de Mondenard est un expert reconnu dans le domaine du dopage. Il n'aime pas les tricheurs. Pourtant, il vole au secours d'un lutteur français sanctionné pour avoir pris du Vastarel®. Le médecin dénonce une ahurissante suite d'erreurs et pose avec d'autres une question qui dérange : que fait le Vastarel® sur la liste rouge de l'Agence mondiale antidopage ?



Le Dr Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport, a exercé au sein de l’Institut national des sports (Insep) et suivi en tant que médecin la plupart des grandes épreuves cyclistes, dont trois Tours de France. Il a également été le médecin de l’équipe de France de judo. Son expertise dans le domaine du dopage est internationalement reconnue.

Mise à jour (29 mars 2021)
D'abord fixée au 08 janvier, l'audience au Tribunal arbitraire du sport a finalement lieu ce jour.


Jean-Pierre de Mondenard n'aime pas les tricheurs. Pourtant, il vole au secours de Zelimkhan Khadjiev, lutteur français sanctionné en 2019 pour avoir pris du Vastarel®. Le médecin dénonce une ahurissante suite d'erreurs dont l'athlète n'est pas responsable. Surtout, le Dr De Mondenard s'interroge sur la présence du Vastarel® sur la liste rouge de l'Agence mondiale antidopage. Quel fondement scientifique ? Cette question semble déranger.

Une chose est sûre : l'avenir sportif de Khadjiev se joue ce 29 mars 2021 devant les tribunaux, et le fait que sa discipline est peu médiatique ne l'aidera pas. À vouloir donner à tout prix l'image d'un sport «propre» les instances de la lutte antidopage risquent-elles de condamner un innocent ? 



Docteur De Mondenard, vous prenez la défense d’un athlète sanctionné pour dopage. Pourquoi ?

Depuis plus de 50 ans je suis un opposant acharné au dopage. J’ai été l’un des premiers médecins à effectuer des contrôles lors de compétitions cyclistes. Je n’ai aucune complaisance envers les dopés. Mais en revanche je n'admet pas qu’un sportif soit sanctionné sans raison.

Le dopage est un univers complexe, parfois trouble, avec de nombreux conflits d’intérêts, mais tout ce qui m’intéresse c’est sa dimension scientifique. Faire «tomber» un athlète dopé semble toujours une bonne chose, mais encore faut-il que ce soit scientifiquement justifié. Avant de parler de l’affaire Khadjiev, je vous donne un exemple des errements de la lutte antidopage.

En 1988, le champion de France junior de cyclisme Cyril Sabatier, 18 ans, a été contrôlé positif à la testostérone. Il jurait être innocent, et j’avais fini par comprendre qu’il avait raison. À l’époque, pour quantifier la testostérone on établissait le rapport entre les dosages de testostérone et d’épitestostérone. Ce rapport est normalement de 1, avec généralement un maximum de 6. Les experts en biologie avaient donc déclaré :«Au-dessus de 6, c’est du dopage». Cyril Sabatier était à 8,1.
 


Des cas de «dopage naturel»

À l’époque j’avais d’abord voulu refaire les analyses d’urine. Étrangement, le flacon avait été cassé. Je m’étais alors adressé à un laboratoire d'hormonologie privé. Pour l’occasion il avait effectué un bilan urinaire sur 24h chez une vingtaine de sportifs de haut niveau, âgés eux aussi de 18 ans. Conclusion : à cet âge-là la testostérone peut être élevée et l’épitestostérone basse, ce qui fausse le rapport. Il a fallu des années pourque le CIO tienne compte de cet aspect physiologique. Julien Bonétat, champion de France de squash, a été sanctionné pour le même motif, puis réhabilité des années plus tard.

En fait, Sabatier et Bonétat dépassaient tous les deux, naturellement, le seuil de 6. Les sportifs qui avaient un rapport testostérone/épitestostérone naturel de 1 pouvaient quant à eux se doper jusqu’à atteindre le seuil de 6 sans se faire prendre au contrôle antidopage. La méthode actuelle qui consiste à doser la testostérone exogène et endogène date de 1993. Elle a fait tomber le cycliste Floyd Landis en 2006. Sabatier et Bonétat étaient quant à eux innocents. Dans le cas de Zelimkhan Khadjiev, si quelqu’un peut me prouver que la substance qu’il a prise a amélioré ses performances, j’arrêterai sur le champ de le défendre.



Que s’est-il passé avec Zelimkhan Khadjiev ?

Khadjievest un champion français de lutte libre. Deux fois médaillé aux championnats d’Europe, il a participé aux JO de 2016. Sa médaille de bronze aux championnats du monde en 2019 lui a été retirée à cause de cette affaire.

Début septembre 2019, en raison d’entraînements intensifs et répétés dans sa préparation pour le Mondial, il souffrait de douleurs aux jambes. Sur les conseils d’un coach il s’est rendu en pharmacie pour obtenir du Vastarel® (trimétazidine). Khadjiev s’entraîne à l’Insep situé dans le Bois de Vincennes. Il s’est donc adressé à la pharmacie la plus proche, celle où vont tous les athlètes de l‘Insep. La succession d’erreurs commises ensuite est ahurissante.

D’abord, le pharmacien a accepté de lui délivrer la trimétazidine sans ordonnance alors que depuis 2017 elle requiert la prescription d’un cardiologue. Ensuite, il a bien vérifié dans le Vidal et sur la notice présente dans la boite si figurait la mention «mise en garde aux sportifs.» Elle n’y était pas. Pourtant, la trimétazidine est sur la «liste rouge» de l’Agence mondiale antidopage (AMA) depuis 2014, ce que l’Agence nationale de sécurité du médicament aurait dû répercuter dans le Résumé des caractéristiques du produit (RCP). Ce fut la deuxième erreur.

Par contre, la trimétazidine figurait bien dans la liste des substances dopantes placée au début du Vidal 1. Mais en 2019, pour la première fois, cette liste n’était plus sur la version papier ; le pharmacien aurait dû la consulter sur Vidal.fr mais ne l’a pas fait. Résultat, Khadjiev a écopé de quatre ans de suspension de toutes compétitions et l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) lui a même interdit de s’entraîner à l’Insep avec d’autres lutteurs de son niveau. Tout ça pour une substance qui n’améliore pas les performances.



Pourquoi la trimétazidine est-elle sur cette liste rouge ?

C’est ce que je voudrais savoir. J’ai demandé à l’AMA, qui édicte cette liste. Je n’ai pas eu de réponse. Aucune étude ne montre que cette substance a le moindre effet dopant. Lorsqu’en juillet 2020 Khadjiev est passé devant la chambre disciplinaire de la Fédération internationale de lutte - qui a prononcé son exclusion - son avocat a demandé à l’AMA de produire une preuve scientifique du caractère dopant de la trimétazidine. L’AMA a fourni une étude2 polonaise de 2014, qui montre qu’il a été possible de retrouver la substance dans l’urine de volleyeurs. Cela prouve l’efficacité du laboratoire en question, absolument pas que la trimétazidine améliore les performances.

La seule autre étude dont on dispose, c’est le bilan des tests effectués à Sotchi pendant les JO d'hiver de 2014 : sur 2.134 contrôles urinaires et 479 sanguins, la trimétazidine n'a été retrouvée qu'une seule fois. Je précise que la trimétazidine ne masque pas non plus l’effet dopant d’une autre substance, auquel cas elle figurerait dans un paragraphe spécifique de la liste des produits illicites.

Le Code mondial antidopage, appliqué par l’AMA, a fixé trois critères pour qu'un produit soit sur cette liste rouge. Il doit améliorer les performances, ce qu’en l’occurrence rien ne prouve. Il doit présenter un risque avéré ou potentiel pour la santé, ce qui est le cas de n’importe quel médicament. Enfin il doit être «contraire à l'esprit sportif», donc pris dans l’intention d’améliorer les résultats. Même un placebo peut remplir ce dernier critère. Ces trois conditions posent question.

Lors de son inscription sur la liste rouge en 2014, l’AMA a expliqué que la trimétazidine faisait partie des «modalités émergentes du dopage». Nous parlons d’une substance commercialisée depuis 1964… D’ailleurs, lorsqu’une substance autorisée mais détournée de ses indications thérapeutiques semble être davantage consommée par les sportifs, l’AMA peut la mettre «sous surveillance». Par exemple, si on la retrouve de plus en plus souvent lors des contrôles. C’est souvent la première étape avant sa mise sur liste rouge. La trimétazidine n’a jamais été placée sous surveillance.

En 2014, la trimétazidine a été classée d’abord comme «stimulant spécifié » donc prohibée seulement en compétition. En cas de contrôle, la sanction pouvait être atténuée voire annulée si le sportif incriminé montrait qu'il ne l'avait pas prise pour améliorer ses performances. Mais en 2015, sans aucune étude scientifique à l’appui, la trimétazidine a été reclassée dans la catégorie des «modulateurs métaboliques et hormonaux non spécifiés», en raison de son action supposée sur le métabolisme cardiaque. Conséquence : elle est maintenant interdite même hors compétition. À la première infraction le sportif est mis à l'écart pendant quatre ans.

Pourquoi ce classement sur liste rouge en 2014 et ce changement de catégorie en 2015 ? Mystère. Le flou règne, et à défaut d’explication on peut seulement émettre l’hypothèse que la trimétazidine a été bannie par similitude avec une autre substance sans aucun travail scientifique validant ce changement de catégorie.

Je ne suis pas le seul à remettre en question la présence de la trimétazidine sur la liste rouge. Pascal Kintz est professeur de toxicologie à l’Université de Strasbourg. C’est un ponte, expert judiciaire auprès de la Cour de Cassation. Dans l’éditorial 3 de la dernière revue Toxicologie analytique et Clinique, il évoque le mécanisme d’action de la trimétazidine, «pas encore totalement établi» et rappelle ses effets secondaires pénalisant pour un sportif : baisse de tension et effets de type parkinsoniens. Le Pr Kintz écrit même : «Il apparaît comme illusoire de vouloir trouver un intérêt dans l’amélioration de la performance sous trimétazidine.»



Quatre ans de suspension, la sanction est lourde. Tous les sportifs sont-ils logés à la même enseigne ?

En théorie, oui. Mais en fait tout se joue devant des commissions des fédérations internationales ou bien devant le Tribunal arbitral du sport (TAS) en cas d’appel. Là, un sportif comme Khadjiev n’a pas les mêmes chances qu’un Christopher Froome par exemple. Khadjiev pratique un sport peu médiatisé. Il est défendu par l’avocat d’une fédération nationale. Froome, soupçonné de dopage au salbutamol en 2017, était défendu par les avocats de son équipe Sky et ses sponsors. Sans ça, le cycliste aurait été destitué de ses victoires sur le Tour d'Espagne 2017 et le Tour d'Italie 2018.

L’équipe Sky a réussi à acculer l'Union Cycliste Internationale (UCI) et l'AMA dès les premières audiences au sein de la commission antidopage. Ses avocats ont simplement dit : «Donnez-nous l'étude prouvant que Froome, après trois semaines de course et à raison de 200 km à vélo par jour ne peut pas dépasser naturellement le seuil fixé.» Ce seuil était à 1000 ng/ml, Froome atteignait les 2000. L'AMA a sorti une étude qui datait de 20 ans, effectuée sur des nageurs, alors que l'effort n'est absolument pas comparable. L'UCI a laissé tomber ; Froome a été blanchi.

Quand l'affaire Froome a éclaté, le scandale a été énorme. Moi je savais que le facteur à prendre en compte, c’était sa densité urinaire. Un facteur qui change tout. J’avais défendu quelques années avant le cycliste Éric Berthou, contrôlé avec un taux de salbutamol de 1879 ng/ml. Il avait aussi été blanchi, car j’avais expliqué que si vous faites cinq heures de vélo par très forte chaleur, vous êtes déshydraté donc votre concentration urinaire s’accroît. Je ne dis pas que Froome ne s’est pas dopé. Je dis qu’il a pu dépasser naturellement le seuil de salbutamol fixé par l’AMA.

Pour Khadjiev, je trouve qu’en l’absence de preuve de dopage la sanction est beaucoup trop lourde. Surtout quand on voit que l’athlète du Royaume de Bahreïn Salwa Eid Naser, championne du monde du 400 mètres, vient d’être blanchie par la Fédération internationale d’athlétisme. Elle a pourtant raté quatre contrôles antidopage, ce qui pour les experts en dit très long sur la forte probabilité qu’elle était en cure de stéroïdes anabolisants. D’ailleurs, l’Unité d’intégrité de l’athlétisme a annoncé le 12 novembre dernier qu’elle interjetait appel auprès du Tribunal arbitral du sport.



Quel avenir pour Zelimkhan Khadjiev ?

Tout se jouera à Lausanne, au TAS, car son avocat a fait appel de la décision de la Fédération internationale de lutte. Il a demandé un procès public, et que l’AMA vienne s’expliquer. L’AMA refuse pour l’instant. L’audience n’aura pas lieu avant 2021, un délai inhabituellement long. J’ai l’impression que l’AMA est gênée aux entournures.

Je crois que quand la lutte antidopage est prise en défaut, elle s'arc-boute. Quitte à sanctionner des innocents. Il y a aussi des enjeux qui dépassent de loin l’histoire de ce lutteur, mais dont il fait peut-être indirectement les frais. Le monde de l’antidopage est restreint, mais les intérêts sont colossaux. Le juge canadien qui a condamné Khadjiev lors de l’audience à la Fédération internationale est aussi l’avocat de certains athlètes, et il a exercé quatre ans au sein de l’AMA.

De plus, l’AMA est depuis 2018 en concurrence avec une nouvelle agence, l’ITA (International Testing Agency), soutenue par le Comité International Olympique. En deux ans l’ITA a réussi le tour de force de devenir l’agence officielle antidopage de 45 fédérations internationales, dont celle de lutte. Si l’on parvient à prouver que la liste rouge contient une substance sans effet dopant, l’AMA sera encore plus fragilisée. Or c’est le seul espoir pour Khadjiev d’être relaxé.

C’est donc l’ITA qui instruit le dossier entre l’AMA, sa rivale, et Khadjiev. Mais le but commun de ces instances est le même : sanctionner au plus vite, pour préserver l’image d’un sport «propre». Elles n’ont cure des athlètes.



Dr Jean-Pierre de Mondenard



photo JPDM.jpg



Retrouvez tous nos articles sur Twitter, LinkedIn et Facebook.

Vous êtes médecin ?
Pour recevoir une sélection de nos articles ou les commenter sur le site, il vous suffit de vous inscrire.


Notes :
1- Cette liste existe depuis 1986. Classée d’abord par DCI, elle mentionne depuis 2001 les noms de spécialités.
2- The prevalence of trimetazidine use in athletes in Poland:excretionstudyafter oral drug administration
3- La trimétazidine (Vastarel) est-elle un produit dopant ? Proposition pour une suppression de la liste des produits interdits de l’Agence mondiale antidopage


Pour compléter votre information, nous vous conseillons la lecture du blog du Dr Jean-Pierre de Mondenard, et plus particulièrement, à propos du Vastarel® :