Cas clinique : diarrhée aiguë et douleurs abdominales chez un patient cirrhotique
La diarrhée, les douleurs abdominales et la fièvre sont des motifs fréquents de consultation aux urgences. Cependant, les diagnostics possibles sont nombreux et parfois inattendus.
Présentation du cas
Par une chaude après-midi du mois d’août, un homme de 58 ans est amené par sa femme aux urgences de l’hôpital universitaire de Hambourg. Il est mal en point depuis environ 12 heures, avec une diarrhée aqueuse, des nausées et des crampes abdominales diffuses. Plus tôt dans la journée, il avait commencé à se sentir fébrile et inhabituellement fatigué.
À l’arrivée, le patient est conscient, mais paraît fatigué et en sueur. Ses constantes vitales sont : température 38,6 °C, pression artérielle 110/70 mmHg, fréquence cardiaque 105/min, fréquence respiratoire 20/min, saturation en oxygène 96 % à l’air ambiant. L’examen clinique montre un abdomen légèrement distendu avec une sensibilité diffuse, sans défense ni rebond. Aucun ictère n’est immédiatement apparent. Sa peau et ses extrémités ne présentent ni éruption cutanée, ni lésions. L’auscultation cardiaque et pulmonaire est sans particularité.
Antécédents médicaux
Il présente une cirrhose d’origine alcoolique (Child-Pugh B, sans antécédent d’encéphalopathie), un diabète de type 2 mal contrôlé et une hypertension artérielle. Médicaments : propranolol, metformine. Aucune allergie connue. Le couple n’est pas encore parti en vacances cet été (seulement quelques week-ends à la mer proche). Ils rapportent un voyage aux îles Canaries en décembre précédent.
Premiers examens
- Analyses sanguines : leucocytes 12 500/µL, Hb 13,6 g/dL, plaquettes 92 000/µL, CRP 168 mg/L, créatinine 1,4 mg/dL, bilirubine 2,2 mg/dL, INR 1,6, glucose 278 mg/dL.
- Gaz du sang artériel : pH 7,36, lactate 2,9 mmol/L.
- Électrolytes : légère hyponatrémie (Na 131 mmol/L).
- ECG : tachycardie sinusale à 105/min, QTc 460 ms, pas d’anomalie ischémique.
- Radiographie thoracique : normale.
- Échographie abdominale : foie cirrhotique avec splénomégalie modérée, pas d’ascite.
Première impression aux urgences
L’équipe envisage une gastro-entérite infectieuse aiguë, probablement d’origine alimentaire, possiblement compliquée par une déshydratation dans le contexte de la cirrhose. Le patient est réhydraté avec du sérum physiologique IV et reçoit du paracétamol pour la fièvre. Il est admis en unité d’observation.
Évolution clinique
Au cours des premières heures, le patient reçoit des liquides IV (2 L de cristalloïdes sur 4 heures) et du paracétamol. Le diagnostic provisoire reste celui d’une gastro-entérite infectieuse, compte tenu de la diarrhée aiguë, des crampes abdominales, de la leucocytose modérée et de l’absence de signes abdominaux ou systémiques alarmants. Aucune culture n’est réalisée à ce stade.
Six heures plus tard, l’infirmière trouve le patient de plus en plus somnolent, en sueur, moite. Ses nouveaux signes vitaux sont les suivants : pression artérielle 88/55 mmHg, fréquence cardiaque 122/min, température 39,4 °C, SpO₂ 93 % à l’air ambiant. Le débit urinaire a nettement diminué.
Les analyses répétées montrent une aggravation marquée : leucocytes 18 700/µL, plaquettes 62 000/µL, bilirubine 3,8 mg/dL, créatinine 2,1 mg/dL, CRP 320 mg/L, lactate 5,5 mmol/L. Les gaz du sang confirment une acidose métabolique (pH 7,30 – HCO₃⁻ 18 mmol/L).
Un nouvel ECG montre une tachycardie sinusale persistante avec anomalies ST-T non spécifiques ; pas d’arythmie. La troponine ultrasensible est modérément élevée à 45 ng/L, interprétée comme une ischémie de demande. La radiographie thoracique reste inchangée.
À ce stade, le diagnostic bascule d’une gastro-entérite présumée vers un sepsis d’origine indéterminée. Des hémocultures sont immédiatement prélevées ; un échantillon de selles est envoyé en culture, bien que le patient n’ait plus d’émissions. L’équipe envisage principalement une infection entérique sévère chez un patient cirrhotique, et s’attend à isoler des pathogènes alimentaires courants tels que Salmonella enteritidis ou Campylobacter jejuni. Une antibiothérapie IV à large spectre est débutée avec pipéracilline–tazobactam (4,5 g toutes les 8 h), et le patient est transféré en urgence en réanimation. Une perfusion de noradrénaline est initiée pour maintenir une PAM > 65 mmHg.
Durant la nuit, environ 4 heures après l’admission en réanimation, sous surveillance rapprochée, de nouvelles lésions cutanées apparaissent : une plaque violacée, très douloureuse, sur le mollet gauche, s’étendant rapidement et évoluant en quelques heures en larges bulles hémorragiques. La peau autour est tendue, chaude et érythémateuse.
Les chirurgiens sont appelés en urgence pour suspicion de fasciite nécrosante. Au lit du patient, ils confirment une douleur disproportionnée par rapport à l’examen physique et une extension rapide de la zone nécrosée.
Le patient est conduit immédiatement au bloc opératoire pour exploration. Pendant l'intervention, on observe un œdème important du tissu sous-cutané et du fascia, avec des zones de nécrose, mais un muscle préservé. Un débridement large des tissus non viables est réalisé. Plusieurs prélèvements sont envoyés en microbiologie (écouvillons des bulles, échantillons profonds, biopsies du fascia), dans l’attente d’isoler des pathogènes typiques de fasciite nécrosante tels que Streptococcus pyogenes, Staphylococcus aureus ou des anaérobies comme les espèces Clostridium. Un système VAC (vacuum-assisted closure) est mis en place.
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Suite des événements : évolution clinique
Peu après son transfert en soins intensifs, le patient a doit être intubé en raison d’une encéphalopathie progressive et d’une hypoxémie (rapport PaO₂/FiO₂ 160). Il reçoit de la noradrénaline à 0,35 µg/kg/min pour maintenir une PAM > 65 mmHg, ainsi que 30 mL/kg de cristalloïdes. Les gaz du sang montrent pH 7,29, lactate 6,2 mmol/L, HCO₃⁻ 17 mmol/L. Les tests de coagulation révèlent INR 2,1, fibrinogène 110 mg/dL, et des D-dimères très élevés, évoquant une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD) en évolution.
La surveillance biologique documente une aggravation de la défaillance d’organes : créatinine 2,6 mg/dL avec oligurie (<0,3 mL/kg/h), bilirubine 4,5 mg/dL, plaquettes 42 000/µL, CRP > 300 mg/L. Une épuration extra-rénale continue est initiée. La troponine T monte à 90 ng/L, compatible avec une ischémie de demande ; l’ECG montre une tachycardie sinusale persistante avec anomalies ST-T non spécifiques. La radiographie thoracique révèle de nouveaux infiltrats interstitiels bilatéraux.
Malgré la pipéracilline–tazobactam, la fièvre persisté (39,7 °C) et les lésions cutanées progressent rapidement, avec des plaques violacées sur le mollet coalesçant en larges bulles hémorragiques.
À ce stade, le consultant en maladies infectieuses obtient des antécédents plus détaillés auprès de la famille : le patient avait nagé pendant des heures dans la mer Baltique deux jours plus tôt, avec une petite égratignure au tibia due au jardinage. Cette nouvelle information, associée à la cirrhose et au sepsis fulminant, soulève immédiatement la suspicion d’une infection marine inhabituelle.
L’antibiothérapie est modifiée pour doxycycline IV (100 mg toutes les 12 h) plus ceftazidime (2 g toutes les 8 h). La vancomycine, débutée en empirique, est arrêtée. En raison de la progression de la nécrose et de nouvelles bulles, le patient subit une nouvelle exploration chirurgicale avec débridement supplémentaire.
Les cultures de tissus et de sang révèlent des bacilles Gram négatif incurvés. L’identification définitive est obtenue par croissance sur milieu sélectif et confirmée par spectrométrie de masse MALDI-TOF. Le diagnostic final confirme Vibrio vulnificus, un bacille Gram négatif halophile associé aux environnements marins. Malgré un traitement ciblé, des interventions chirurgicales répétées et un support maximal (vasopresseurs, épuration extra-rénale, ventilation mécanique protectrice), le patient se dégrade avec un choc réfractaire, une acidose aggravée et une coagulopathie incontrôlable. Il décède au 5ᵉ jour de réanimation, soulignant l’évolution fulminante de cette infection chez les patients cirrhotiques et l’importance de reconnaître précocement les expositions environnementales.
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