Louis Serre, pionnier du Samu et générosité faite homme

Années 1960 : les accidents de la route tuent à grande échelle. Sans prise en charge médicale, les blessés souffrent et parfois meurent sur le chemin de l'hôpital. Cette réalité, le professeur Louis Serre ne l'accepte plus. N'en déplaise à certains, les médecins doivent sortir de l'hôpital et se rendre auprès des blessés, tout comme son père, généraliste, parcourait les Cévennes pour assister ses malades.



Nous publions ici, avec son accord, le Journal Club que le Pr Nicolas Peschanski * propose à ses étudiant.e.s afin de leur présenter certaines études relatives à sa spécialité. Nous l'en remercions chaleureusement.

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J'ai voulu cette fois-ci laisser la parole à mon ami Jean-Claude Deslandes, médecin anesthésiste-réanimateur et fondateur de la revue Urgence Pratique dédiée aux acteurs de l’urgence. Jean-Claude est diplômé en médecine tropicale et médecine de catastrophe. Il a effectué plusieurs missions avec Médecins Sans Frontières [lire à ce sujet son récit Sri Lanka : sous les pales, les balles ] et fut également médecin-colonel des sapeurs-pompiers. Il se consacre désormais à l'écriture, avec deux ouvrages à son actif. 1

Nicolas Peschanski



Le 1er mai 1967, un appel arrive au 72.00.00 pour signaler un accident de la voie publique à Montpellier. Dans la minute qui suit, une ambulance du Service mobile d’urgence et de réanimation de l’Hérault, SMUR 34, quitte le centre hospitalier Saint-Éloi et se rend sur place avec un médecin à bord.

Cet événement qui peut paraître banal est en fait historique. Pour la première fois en France, une intervention de secours est «médicalisée» et répond à un appel reçu sur un numéro de téléphone spécialement dédié. Cette avancée majeure qui consiste à déplacer l’hôpital auprès de la victime va bouleverser le secours aux personnes en apportant le meilleur des soins au bon endroit et au bon moment. Ce concept, qui sera repris dans le monde entier, concrétise la volonté d’un Montpelliérain, homme au grand cœur et au génie médical exceptionnel, le Pr Louis Serre.



Des «poumons d’acier» aux premiers respirateurs artificiels 

Ce qui semble désormais une évidence est en fait l’aboutissement d’une longue histoire. Elle commence par une épidémie de poliomyélite qui frappe toute l’Europe au tournant des années 1950. Cette maladie virale entraîne une paralysie musculaire pouvant, selon sa localisation, être responsable de troubles respiratoires graves. À l’époque, il n’existait pas de respirateurs artificiels. Les malades en insuffisance respiratoire étaient placés dans ce que l’on appelait des «poumons d’acier», sortes de caissons dont seule émergeait la tête du sujet et dans lesquels une pression négative était censée faciliter la respiration. Cela ne fonctionnait que pour les insuffisances respiratoires légères. L’autre solution consistait à ventiler manuellement avec des ballons connectés à un masque facial, comme au bloc opératoire pour les patients endormis. 

Un ingénieur suédois, Carl Gunnar Engström met alors au point les premiers véritables respirateurs artificiels et la France fait l’acquisition de quelques appareils. Louis Serre, anesthésiste réanimateur à Montpellier, est chargé d’assurer le transport de certains patients vers les hôpitaux possédant ces respirateurs. Pour la première fois dans le domaine civil, un médecin assistait en ambulance un malade grave nécessitant une assistance respiratoire.

Dans la décennie qui suit, une autre «épidémie» frappe la France, celle des accidents de la route. Chaque année, près de 15.000 morts et 300.000 blessés sont le tribut payé à l’augmentation du niveau de vie et à l’acquisition de véhicules devenus accessibles au plus grand nombre. Cette hécatombe est la conséquence de plusieurs facteurs associés : conception des véhicules, absence de ceintures de sécurité, absence de toute limitation de vitesse.

Mais l'hécatombe est aussi imputable à une prise en charge des victimes de la route totalement inadaptée à leur état. Les sapeurs-pompiers, le plus souvent volontaires, font de leur mieux – mais leur formation secouriste est, à tout le moins, rudimentaire. Pour les blessés ayant survécu à l’accident, le transport sans autres soins que quelques pansements s’accompagne de mille souffrances, dans des véhicules cahotants, détournés de leur usage premier destiné aux agriculteurs ou aux artisans. Arrivés à l’hôpital, ces blessés sont déposés sur un brancard et confiés aux soins d’une infirmière ou d’un interne qui effectuent les premiers soins avant d’appeler le médecin de garde. S’agissant des victimes de la route, une sorte de fatalisme prévaut dans la société.



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Professeur Louis Serre



«Portons l’art médical du pied de l’arbre au bloc opératoire»

Louis Serre est un des premiers à s’élever contre ces morts imméritées, ces douleurs injustes, cet attentisme médical hospitalier. Il a vu son père, médecin dans les Cévennes, partir de jour comme de nuit pour aider à un accouchement, donner quelques pilules salvatrices à un cardiaque essoufflé, réduire une fracture, injecter de la morphine à un patient en fin de vie. Et lui, le réanimateur hospitalier, est contraint d’attendre à l’hôpital pour n’apporter des soins et calmer des souffrances que tard, trop tard souvent. Cela lui est insupportable. Il prend l’initiative d’une réunion, au printemps 1966, dans le bureau du Dr Bourret, à l’hôpital de Salon-de-Provence, haut lieu des migrations routières saisonnières.2 Louis Lareng, anesthésiste réanimateur de Toulouse, est convié. C’est lors de cette réunion que Louis Serre avance cette idée novatrice consistant à «médicaliser» les accidentés de la route, comme a été «médicalisé» le transport des poliomyélitiques. Tous approuvent.

Louis Serre a alors cette phrase fondatrice : «Portons l’art médical du pied de l’arbre au bloc opératoire.» Avec ces quelques mots désormais passés à la postérité, il définissait un concept révolutionnaire, celui de faire sortir le médecin de l’hôpital pour qu’il prodigue des soins sur le site même de l’accident et accompagne ensuite la victime jusqu’au lieu de traitement optimal.



Un p'tit coin de sacristie...

Reste à mettre cette idée généreuse en pratique. Une des premières difficultés est de convaincre les autres confrères hospitaliers qui, par habitude ou peut-être parce qu’ils regrettent de ne pas avoir été eux-mêmes à l’initiative de ce projet, s’opposent dans un premier temps à ce que des médecins sortent de l’hôpital pour courir la campagne ou les banlieues. 

Même pour trouver des locaux disponibles, Louis Serre doit batailler. C’est si vrai que seul l’aumônier de l’hôpital Saint-Éloi offre un coin de sacristie pour abriter les premiers médecins de garde. Il paraît, mais ce sont sûrement des racontars, que, les nuits étant longues et les gardes mixtes, certains rapprochements se firent discrètement, malgré le caractère sacré des locaux. Si cela est vrai, le dieu des urgences n’y vit apparemment pas trop ombrage.

L’enthousiasme de Louis Serre, sa force de conviction et la justesse de ses idées finissent par emporter l’adhésion des plus grincheux. Ceux qui ont connu «Louis», comme il souhaitait être appelé, cet homme aussi simple que généreux, ont retenu de lui des qualités d’enseignant peu communes et un sens clinique lumineux. Il professait la médecine d’urgence comme les philosophes grecs discouraient sur l’agora.3 Tout paraissait simple avec lui. Sur son bureau trônait une maquette simplifiée montrant comment libérer d’un seul geste les voies aériennes supérieures et éviter une asphyxie, première cause de mortalité pour les accidentés dans le coma.



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Pour que ces ambulances médicalisées soient vraiment mises à la disposition de l’ensemble de la population, Louis Serre réussit à obtenir des autorités de la santé qu’un numéro spécial et facilement mémorisable soit créé. C’est le fameux 72.00.00. Il préfigurait le «15», adopté plus tard par les Samu, dont Louis Serre reste historiquement le premier «patron». Dans son esprit, d’ailleurs, l’acronyme «Samu» ne voulait pas dire Service d’aide médicale urgente, mais Système d’aide médicale urgente. Dès le début, il a souhaité intégrer dans cette organisation les médecins généralistes de proximité qui, après une formation spécifique, pouvaient eux aussi intervenir avant l’arrivée d’un médecin spécialiste hospitalier. Louis Serre n’avait pas oublié le rôle de ces médecins qui, comme son père, savaient se rendre disponibles pour leurs patients. Activés par le même numéro d’appel que le SMUR hospitalier, ces médecins gagnaient encore en efficacité, devenant acteurs d’un service médical totalement intégré, depuis des lieux isolés jusqu’à l’hôpital.

C’est ainsi que Montpellier fut la première ville de France dotée d’un service médical préhospitalier d’urgence, cohérent et opérationnel 24 heures sur 24. Toulouse suivit de peu. Pleinement actifs, ces deux services démontrèrent, au quotidien, la justesse du concept et tout l’intérêt qu’il y avait à déplacer des médecins au plus près de la victime. Ce qui paraissait du bon sens a pu ainsi être scientifiquement prouvé. Des vies étaient sauvées par des gestes médicaux spécialisés effectués précocement. Mais aussi, et ce n’était pas le moindre intérêt, traumatisés et fracturés bénéficiaient désormais de transports infiniment moins douloureux grâce à l’injection d’antalgiques puissants.



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Les premiers véhicules SMUR (crédits : DR)

Leur utilité pour les accidentés étant démontrée, ces nouveaux «médecins hors les murs» furent aussi, fort logiquement, envoyés auprès de patients souffrant de pathologies médicales aiguës, cardiaques ou autres. Là aussi, avec les mêmes résultats bénéfiques. La voie était ouverte à une généralisation salutaire du système.

Pionnier, Louis Serre le fut aussi dans l’utilisation des hélicoptères de secours. Les premières machines de son service furent prêtées par l’Aviation légère de l’armée de terre (Alat). Elles permettaient de rejoindre les victimes dans des lieux isolés et éloignés, et ainsi d’offrir, idée chère à «Louis», une «égalité de chances à tous en tout point du territoire».

Louis, le «père» de tous les acteurs médicaux qui se déplacent là où est le besoin, repose depuis le 11 novembre 1998 dans le petit cimetière de Saint-Laurent-le-Minier, en plein cœur d’un pays cévenol si cher à son cœur. Quelques vieux «docteurs de l’urgence», conscients de ce qu’ils lui doivent, passent parfois le saluer.

 


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Notes :

1- Docteur j'ai peur ! (2017) et D’un continent, l’autre - de larmes et d’espoir (2020).
2- Salon-de-Provence est situé au croisement de la nationale 7 arrivant de Paris et de l’axe Italie-Espagne.
3 - Place publique où les Grecs débattaient.



* Nicolas Peschanski est professeur de médecine d'urgence et praticien hospitalier au CHU de Rennes. Membre actif de longue date de la SFMU – avec six années passées au sein de la commission scientifique – il siège depuis 2020 à la commission des référentiels.
Le parcours international du Pr Peschanski, notamment aux USA, lui a permis de devenir membre de la Commission Internationale de l'American College of Emergency Physicians ainsi que du comité de pilotage de l'EMCREG-International (Emergency Medicine Cardiac Research and Education Group). Il fait également partie de l'Eusem (European Society for Emergency Medicine) et plus particulièrement de son comité «Web & social media».
Le Pr Peschanski est très attaché au principe de la FOAMed (Free Open Access Meducation - Partage en libre accès des ressources éducatives médicales). Il utilise les réseaux sociaux (@DocNikko) à des fins pédagogiques et de partage des connaissances en médecine d’urgence.


Liens d'intérêts
Le professeur Peschanski déclare les liens d'intérêts suivants :
- sur les trois dernières années : Vygon SA (consultant),  Fisher&Paykel (symposium), AstraZeneca (symposium)
- sur les vingt dernières années :
Symposiums : Fisher&Paykel Healthcare , AstraZeneca, Lilly, Sanofi, Daiichi-Sankyo, HeartScape, The Medicine Company, Thermofisher, Roche Diagnostics
Boards : Bayer, AstraZeneca, Vygon SA, Portola USA, Sanofi, Boehringer Ingelheim
Congrès : Lilly, Sanofi, Vygon SA, Portola, Roche Diagnostics, Thermofisher
Fonds de recherche (non personnels) : Servier, Boehringer Ingelhei