Lettre d'un urgentiste au Père Noël

«Petit papa Noël qui est aux cieux...». Le Dr Haegy aurait 2-3 choses à te dire. Il te donne quelques conseils mais ne demande ni cadeaux ni miracles. «C’est à nous de nous démerder.»



Jean-Marie Haegy, médecin urgentiste-réanimateur, est l’ancien responsable du service de réanimation médicale des Hôpitaux civils de Colmar. Cofondateur de Médecins du Monde, il a effectué des missions dans plusieurs pays d'Afrique et d'Asie, mais également en Pologne, en RDA, en Roumanie, à Léningrad, au Kurdistan et à Sarajevo. Le Dr Haegy a également co-fondé l’association Sépia (Suicide écoute prévention intervention auprès des adolescents), inspirée d’une expérience québécoise.

Auteur de nombreux ouvrages portant sur l’humanitaire ou la médecine d’urgence, il a notamment publié aux éditions Transboréal «L’Engagement humanitaire, Petit diagnostic sur l’altruisme en situation d’urgence» – une réflexion portant sur les ambivalences de l’action humanitaire – ainsi que «Le Voleur de mémoire», thriller qui se déroule dans l'univers des urgentistes.

En 2021, une photo de Jean-Marie Haegy est devenue virale sur les réseaux sociaux. Seul au milieu d'une manifestation anti-pass sanitaire, il brandissait une pancarte appelant à la vaccination. Il nous avait alors expliqué ses motivations, en revenant notamment sur une expérience douloureuse vécue en Ouganda. 




 


Petit papa Noël…

Quand tu descendras du ciel, viens faire un tour dans nos services d’urgence.
Tu nous dois bien ça depuis le temps que nous t’envoyons du monde : malades en fin de vie échoués là faute de place dans les services, malades qui s’éteignent comme une bougie sur leur brancard dans l’attente de soins sans compter tous nos échecs de réanimation…
Ça en fait du monde !

Pour nous trouver ?
Suis l’odeur de la souffrance. Si ton anosmie persiste après ces deux années de Covid, alors suis simplement une ambulance car toutes mènent aux Urgences, comme tes chemins qui mènent tous à Rome.

Tu peux tranquillement laisser ton traineau dans la file des ambulances ; il y aura toujours un équipage prêt à s’occuper de tes rennes en attendant de pouvoir débarquer son patient. Nul besoin de prévoir de neige, nous sommes déjà tous en plan blanc.

Pour ta visite, quelques conseils.
Avec ton embonpoint, tu auras du mal à circuler entre les brancards. Mais surtout ne t’arrête pas. Même si un patient t’appelle ou t’agrippe. Fais comme moi, prends un air préoccupé. L’astuce, c’est de plonger son regard dans un dossier. S’arrêter ? On n’a pas de temps pour le patient dont ce n’est pas le tour.

Ne sois pas surpris, ça déborde de partout.
Tous les box sont pleins, tous les couloirs encombrés et toutes les salles d’attentes explosent. Tu verras de tout. Des patients trahis par leurs organes. Des patients soudainement angoissés – précisément le dimanche soir à la fin du film – par une douleur évoluant pourtant depuis plusieurs jours. Des patients qui ont mal au dos et d’autres qui en ont plein le dos. Des patients qui ont mal au ventre et d’autres qui en ont plein le…

Ah ! Et aussi tous ceux qui n’ont pas trouvé de médecin traitant ou n’ont pas la patience d’attendre leur rendez-vous. Et puis ceux qui viennent parce qu’on leur fait tout, tout de suite (enfin… en quelques heures), même un scanner.

Et puis... et puis il y a les files !
Celle des MADI (Maintien à domicile impossible) qui attendent un hypothétique lit d’hospitalisation, avec escarres et chute en option. Celle des GOMERS (Get Out Of My Emergency Room), braillant, puant, attachés, bref, nos habitués qui naviguent entre rue, poste de police et services psy. Celle des patients qui attendent une radio, un scanner, un avis spécialisé, un résultat. Parmi eux, il y a ceux qu’on devrait garder mais qu’on renverra chez eux faute de place.

Regarde bien. 
Tu verras aussi ceux et celles qui ne savent pas où aller, qui viennent vers la seule lumière allumée au milieu de la nuit.

Surtout, ne t’inquiète pas des appels, des cris, des réclamations, des vociférations, des crachats et des insultes. Ils viennent de patients qui s’impatientent. Les vrais malades, eux, sont silencieux.

Promis, je ne te ferai pas le récit des déserts médicaux, des services hospitaliers au bord de la rupture, de la prise d’assaut des lits encore chauds du patient précédent, du manque de soignant, des secours caillassés, des cabinets de consultations saturés…

J’aurais trop peur que tu ne veuilles plus venir !

Non, je te raconterai tous les malades pour qui nous avons été là au bon moment ; ceux qui sont rentrés chez eux soignés, guéris, rassurés et encore plein de confiance dans nos hôpitaux ; ceux dont nous sommes parvenus à ralentir le compte à rebours ; ceux dont le passage aux Urgences a changé le cours de leur vie.

Je te raconterai aussi nos anges bleus, verts ou blancs. Tu les verras courir de box en brancards et de brancards en box, perfusions dans une main et bilan dans l’autre. Ils, elles n’ont pas d’ailes mais un cœur aussi grand que tes anges à toi.

Promis, je ne te demanderai pas de miracles.
C’est à nous de nous démerder. Dieu, ton patron, sait bien que nous y mettons toutes nos forces et tout notre cœur.

Petit papa Noël qui est aux cieux.
Laisse tes cadeaux dans le traineau, nous n’en avons pas besoin. Donne-nous aujourd’hui des tonnes de bienveillance pour que l’humanité qui est en nous ne s’étouffe pas sous le poids du fardeau. Nos malades en ont tant besoin.

Dans l’attente de ta visite, surtout ne tombe pas malade.
Porte le masque, lave-toi les mains souvent et vaccine toi.


Docteur Jean-Marie Haegy


PS : si jamais tu croises une crèche dans un service, éloigne d’elle l’administrateur tatillon ou le juge en prurit de jugement. Nous avons tellement besoin d’y croire.

 

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