Clin d'œil à la vie : parler avec les yeux pour retrouver sa place

Quand le patient emmuré dans son corps ne peut plus s'exprimer, proches et soignants souffrent aussi. L'outil de communication visuelle «Clin d'œil à la vie» est né de l'expérience d'une patiente.



Dans son post  « Care inversé : le patient agissant », la Dre Margot Smirdec évoque Clin d'œil à la vie. Explications de Marie-France Lalande, qui est à l'origine de cet outil.    


Juriste en droit de la santé puis fondatrice d’une école de préparation aux concours paramédicaux, Marie-France Lalande connaît bien le monde du soin. En 2016, un syndrome de Guillain-Barré la fait basculer du côté des patients. Après plus d’un an d’hospitalisation, en réanimation puis en SSR, elle crée Clin d'œil à la vie. Ce dispositif facilite la communication avec les personnes souffrant notamment d’un locked-in syndrome.    


Mme Lalande, pourquoi avoir créé Clin d'œil à la vie ?

En 2016, j’ai passé deux mois dans un service de réanimation. Un syndrome de Guillain-Barré m’avait rendue tétraplégique. Je n’avais plus aucune expression, seules mes paupières bougeaient. Pour communiquer, je n’avais à disposition qu’un carton avec des lettres. Mon interlocuteur me montrait les lettres une à une, dans l’ordre alphabétique, et je clignais des yeux, une fois pour dire oui, deux fois pour dire non.

Un jour, j’ai voulu savoir l’heure. j’ai commencé à indiquer le mot «pendule», lettre par lettre, à mon mari. Il s’est arrêté après le U et a cru que je voulais mourir. Après, je passais tout mon temps à recenser dans ma tête des mots-clés, tout en évitant ceux comportant des lettres situées à la fin de l’alphabet. C’est épuisant de devoir cligner deux fois à 22 reprises, pour finalement désigner un «V»… Ce système alphabétique, seules deux infirmières s’en sont servies pendant mon séjour en réa.

Les autres soignants essayaient de me comprendre, en se fiant à leur intuition. C’est terrible, l’intuition, parce qu’ils pensaient pouvoir deviner ce que je voulais dire. Ils faisaient des hypothèses auxquelles je finissais par répondre «oui» pour ne pas les fatiguer ou les décevoir.

Cette assurance, cette certitude de pouvoir lire dans le patient, je l’ai retrouvée plus tard durant les sessions de formations à Clin d'œil à la vie. Des soignants me disaient «On n’aura pas le temps de s’en servir», mais d’autres étaient persuadées de ne pas en avoir besoin.    


Vous n’aviez qu’un alphabet pour communiquer ?

Nous avions aussi un KIKOZ, un carton avec les lettres de l'alphabet et des dessins. Le patient pointe dessus un stylo laser fixé sur des lunettes. Sauf que moi j’ai déjà besoin de lunettes pour lire. Mon mari a essayé de fixer le stylo laser sur mes propres lunettes, mais ça n’allait pas. La trachéotomie m'empêchait aussi de bouger la tête vers le haut.

 En plus, entre ma myopie et ma presbytie, il avait du mal à trouver la bonne distance pour le carton. Si les lettres sont floues, à quoi bon ? En plus, quand mon mari fatiguait, le carton se mettait à trembler. Il aurait fallu un support fixe, réglé une fois pour toutes. Bref, ce système-là était aussi très limité et il a fini derrière le lit, où tout le monde l’oubliait.

Quand les regards se détournent, quand on ne communique plus, quand les étreintes sont empêchées par la trachéotomie et la sonde nasogastrique, que reste-t-il ? Une main dans la main, au mieux. On se sent devenir un objet. Même si – et j’insiste là-dessus – je n’ai jamais été traitée comme telle. C’est le manque de relation qui m’a fait me sentir objet.


Comment fonctionne Clin d'œil à la vie ?

J’ai voulu créer un outil simplifié, utilisable par tous, soignants et proches. C’est adapté pour les syndromes de Guillain-Barré, les aphasies après AVC, les maladies de Parkinson avancées ou les maladies de Charcot, mais aussi pour les personnes avec des pathologies à la gorge ou en fin de vie, lorsqu’elles manquent de souffle pour parler. Des médecins urgentistes et des pompiers m’ont aussi dit que ça leur serait très utile.  

Concrètement, c’est un chevalet en carton désinfectable, à double face. Il y a donc un côté pour le patient, l’autre pour l’interlocuteur. Sur chaque face se trouve une bande avec six codes : «oui - non - stop - encore - sos - parler». Le patient les désigne avec quatre mouvements oculaires (cligner, regarder en haut, etc.). Ensuite, il y a une liste d’environ 1.000 mots codés. Je les ai sélectionnés d'après mon expérience. Des mots comme «carte bancaire» ou «mot de passe» sont étonnamment très utiles !

Pour trouver les mots, on utilise une méthode en entonnoir. Il faut d’abord connaître la première lettre du mot, puis la catégorie à laquelle il appartient : sentiments, personne, objet, douleur, action… On trouve le mot en huit questions, à condition d’être très rigoureux. Le protocole est très simple et rapide à apprendre, mais il ne faut surtout pas vouloir l’adapter, le mettre «à sa sauce».

Cet outil permet aussi de garder le contact visuel pendant la «conversation». Avec un système classique, les deux personnes fixent le carton. Là, elles ont chacune la liste sous les yeux, de part et d’autre du chevalet. Leurs regards se croisent beaucoup plus souvent. Cela peut paraître un détail… Croyez-moi, pour un patient emmuré dans son corps, ce détail n’a pas de prix.     



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Quel lien faites-vous entre votre expérience en réanimation et la souffrance des soignants ?

Je m’intéresse à la notion de «care inversé», au fait que les patients doivent aussi prendre soin de leurs soignants. En ce sens, je suis un peu marginale parmi les «patients partenaires». Je préfère d'ailleurs le terme de «patient ressource» ; pour moi, il ne s’agit pas de formater les soignants, de leur demander de devenir meilleurs, mais plutôt de les entendre et de les soutenir.

Mon expérience avec Clin d'œil à la vie est éclairante. Quand je forme les soignants, je leur raconte que le plus éprouvant durant ma phase de locked-in c’était de voir que les regards me fuyaient. Ce qu’ils m’expliquent alors, c’est que dans ces situations ils éprouvent un grand désarroi. Ils voudraient communiquer avec le patient mais n’en trouvent pas les moyens.

Incapables de comprendre le patient, donc de répondre à ses demandes, les soignants s’éclipsent dès que possible. La culpabilité aidant, ils en viennent à esquiver sa chambre. Dans ces instants, ils ont la douloureuse impression de mal faire leur métier. Finalement, leur souffrance rejoint et nourrit celle du patient.



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