En Italie, un médecin auprès des migrants

Michele Usuelli est médecin et responsable politique en Italie. Il a effectué plusieurs missions pour «savoir de quoi il parle» dans le cadre de son mandat. La dernière s'est déroulée dans un centre d'accueil pour les migrants qui viennent de débarquer.



Michele Usuelli est pédiatre et conseiller régional de Lombardie. Il vient d'effectuer une mission dans un centre d'accueil pour demandeurs d’asile, géré par la Croix-Rouge italienne.



Je suis médecin et conseiller régional de Lombardie. Ce que je veux, c’est autant que possible toucher de mes propres mains ce dont je m'occupe dans mes fonctions en politique. 

Sur les questions de coopération et d'accueil des migrants, j’ai pu au cours des cinq dernières années me mettre ponctuellement à la disposition d’organisations qui ne parvenaient pas à trouver de médecin. J’estime que cela donne de la crédibilité à mon mandat. 

J'ai dirigé un service de pédiatrie et de néonatologie en Afghanistan. J'ai été médecin, à deux reprises, sur des navires de recherche et de sauvetage en Méditerranée. J'ai aussi travaillé dans un service COVID. Depuis une semaine, je suis le directeur médical d'un grand CARA [Centro Accoglienza Richiedenti Asilo – Centre d'accueil pour demandeurs d'asile] géré par la Croix-Rouge, à Crotone [en Calabre].

C’est l'un de ces lieux où les migrants sont transférés immédiatement après leur débarquement ou leur passage dans un centre Hotspot [centres d’enregistrement, en Italie et en Grèce, où les migrants sont enregistrés et fournissent leurs empreintes digitales].  

Beaucoup des choses que je rapporte ici, je les avais lues. Maintenant que je les ai vues et vécues, je sais de quoi je parle. 


Le formulaire C3 

D'un point de vue juridique, il existe deux moments décisifs pour les migrants. C’est le bureau de l'immigration de la préfecture de police qui s’en occupe. Le premier moment, c’est l'identification au débarquement : une procédure qui dure environ dix minutes, au cours de laquelle le migrant exprime pour la première fois sa volonté de demander, ou non, une protection internationale. Presque toujours, cette personne n’a pas la moindre notion juridique et ne sait pas ce que cela implique ou exclut. 

Le deuxième moment, c’est le début de la procédure d'obtention du formulaire C3. Cela  prend environ une heure et se passe au bureau d'immigration du quartier général de la police, installé au sein du CARA. En demandant le C3, le migrant doit confirmer ou refuser formellement la demande de protection internationale.

La remise du formulaire C3 lui-même aura lieu des mois après l'arrivée du migrant. D'ici là, il n'aura aucun document. En revanche, une fois le C3 obtenu, le migrant recevra un permis de séjour temporaire de six mois qui sera automatiquement renouvelé jusqu'à ce qu'il soit convoqué devant la commission territoriale. C’est elle qui décidera si et sous quelle forme accepter la demande de protection internationale.

Dans les CARA, les adultes peuvent s’absenter pendant la journée mais doivent revenir y passer la nuit. En revanche, les nombreux mineurs étrangers non accompagnés sont confinés à l'intérieur du CARA. 

Sans le formulaire C3, si vous êtes arrêté par la police à l'extérieur du CARA, vous pouvez être détenu jusqu'à ce que votre statut soit vérifié. Après deux mois à compter de la remise au migrant du formulaire C3 et du permis de séjour temporaire, il lui est possible de travailler. 

Le long délai avant l’obtention de ce document C3 alimente l'illégalité, le marché noir et le caporalato [les caporali sont des intermédiaires qui embauchent des travailleurs pour de courtes périodes, parfois la journée, sans respecter le droit du travail]. 

En effet, il est urgent pour le migrant de commencer le plus tôt possible à rembourser la dette contractée pour les énormes frais de voyage. Un Afghan de 16 ans m'a confié candidement que le voyage lui avait coûté 12.000 euros, mentionnant aussi les coups et la torture.

Depuis quelques semaines, le CARA de Crotone est le deuxième centre en Italie où est présente l'Agence de l'Union européenne pour l'asile (European Union Agency for Asylum – EUAA). Sa mission concerne la relocalisation volontaire1 : certains pays européens, notamment la France et l'Allemagne, accueillent des quotas de migrants qui en font la demande même si le pays d'entrée est l'Italie. Il s’agit principalement de personnes venant d'Afrique subsaharienne. 

L'EUAA s'occupe également de la mise en œuvre du règlement de Dublin, relatif au regroupement familial. Si vous avez un parent installé légalement dans un pays de l'UE, vous pouvez demander à le rejoindre même si l'Italie est le pays d’entrée. 

Les migrants qui ne demandent pas le statut de réfugié via le formulaire C3 n’ont pas l'intention de rester en Italie. Tous les jours, ils partent du CARA pour tenter de rejoindre un pays d’'Europe du Nord.

Beaucoup de pays d'origine sont considérés par les commissions territoriales comme justifiant qu’on accorde aux migrants une certaine protection. Pour les pays dits «sûrs» – tels que le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, le Ghana et l'Égypte – il existe des accords bilatéraux avec l'Italie qui permettent le rapatriement. 


2,5 euros par jour

La procédure d'obtention du formulaire C3 nécessite un timbre fiscal de 16 euros et une photo d'identité qui coûte environ 5 euros. Ces frais ne sont pas prévus dans le cahier des charges des CARA. Selon l'interprétation de la réglementation par les préfectures, ils sont généralement à la charge du migrant et donc soustraits des 2,5 euros par jour qui leur sont alloués. 

Il appartient à chaque organisme gestionnaire des CARA (comme c'est le cas à Crotone) de contracter avec la préfecture la possibilité d'utiliser un poste du cahier des charges «dépenses diverses et éventuelles» égal à 1,6 euros par migrant et par jour.

Ces fameux 2,5 euros par jour ne sont pas remis en espèces, mais chargés sur des clés. Par conséquent, ils ne peuvent être dépensés que dans les distributeurs automatiques du camp. Les hôtes ne peuvent donc pas cumuler ces petites sommes d'argent ni les utiliser, par exemple, pour leurs futurs voyages. Faute de pouvoir acheter un billet de bus, ils marcheront donc des kilomètres sur l'autoroute ionienne.


Les dossiers médicaux électroniques partagés, encore une utopie

À leur arrivée au CARA de Crotone, les migrants reçoivent un code STP (Straniero Temporaneamente Presente – Étranger temporairement présent) qui leur permet d'accéder à certains services du Service national de santé. 

Un excellent logiciel socio-sanitaire, IMMIGREER 2 , permet de saisir et d'accéder aux données personnelles et aux informations socio-sanitaires du migrant. Il est possible de lui délivrer un document papier lorsqu'il quitte le CARA, document qui peut aussi être envoyé numériquement aux autres centres qui accueilleront par la suite cette personne. 

Si un Hotspot ou un CARA n'utilise pas cet outil, le migrant arrive au centre suivant sans aucune information socio-sanitaire et il faudra recommencer à zéro la collecte des données et de l’anamnèse. L'adoption d'un logiciel unique tel qu'Immigreer dans tous ces lieux serait une énorme avancée en termes d’efficacité.



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Le Dr Usuelli en service au CARA de Crotone



Assistance médicale

Les personnes qui débarquent sur nos côtes présentent fréquemment des problèmes de santé liés au «voyage» : brûlures, problèmes orthopédiques (fractures, entorses – surtout aux chevilles), gale, impétigo et diverses infections cutanées. Les adultes ont souvent des maladies chroniques, notamment le diabète de type 1 et de type 2 [à ce sujet, l’interview d’Anne, médecin à bord de l’Ocean Viking]. 

Il y a aussi de nombreux enfants handicapés – certains présentant des tableaux syndromiques rares – que les parents confient à la mer dans l'espoir qu'ils seront guéris en Europe. Ensuite, il y a les femmes enceintes. La grossesse n'est certes pas une maladie, mais ces femmes doivent être prises en charge médicalement.   

Enfin, les cicatrices et autres conséquences de la torture et de la violence ne manquent pas. Les souffrances psychologiques et psychiatriques, dues tant aux situations qu'ils fuient qu'au stress accumulé pendant le voyage, représentent un autre aspect important de l'assistance dont ont besoin les migrants. 

À Crotone, une collaboration efficace a été mise en place avec l'agence sanitaire locale. Les migrants ont accès au système national de santé : les ricette rosse [«prescriptions rouges», elles permettent d’obtenir un traitement remboursé]. En cas d’urgence relative, on peut aussi contourner le Centro Unico di Prenotazione [un guichet unique d’accès aux examens] via une procédure parallèle. Par contre, ces procédures ne sont pas informatisées. C’est donc très chronophage pour le personnel de santé qui est déjà en sous-effectif.   

[NDLR : Le code STP attribué au migrant à son arrivée lui permet d'accéder uniquement à certains services de santé considérés comme essentiels, pris en charge par le service national de santé. En théorie, cette situation devrait être temporaire, jusqu'à ce que la personne dispose du fameux document C3, de l'autorisation de séjour et d'un accès complet aux services de santé].

Malheureusement, cette procédure peut durer jusqu’à un an. Or, dans ce laps de temps, les besoins de santé peuvent aller au-delà de ce qui est prévu par le code STP. Le problème est donc le suivant : qui supporte ces coûts de santé non prévus ?

À Crotone, l'agence sanitaire locale utilise une partie de son budget pour couvrir ces frais. Elle met à disposition des migrants des ricette rosse qui leur permettent d'obtenir gratuitement certaines prestations – consultations spécialisées, examens, traitements – sortant du cadre défini pour le STP. C’est donc l'agence sanitaire locale qui pallie une carence de l'État.

Dans le centre, nous disposons de quelques lits à l'infirmerie pour les soins en journée, d’une pharmacie et d’un sac à dos pour les urgences. Il n’y a pas de médecin ni d’infirmier présent 24 heures sur 24, mais un médecin reste toujours joignable par le personnel du CARA. En cas d’urgence, nous appelons le 118 (Servizio Urgenza Emergenza Medica – équivalent du SAMU). 

Ainsi, pendant les heures où le personnel de santé de l'organisme gestionnaire n'est pas présent, toute situation, même mineure, qui pourrait être prise en charge au sein du CARA doit être orientée vers le service de santé territorial, c'est-à-dire les urgences.



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Un mineur, diabétique, peut reprendre son traitement


Bonnes et mauvaises volontés

Ce que j’ai constaté, c’est que les aspects organisationnels positifs sont dus à la bonne volonté des différents organismes gestionnaires et non à des obligations figurant dans les avis d'attribution des marchés (...) Le contrôle des actions prévues dans ces avis est pratiquement nul : ceux qui travaillent bien ne sont pas récompensés, ceux qui travaillent mal, au détriment des migrants, ne reçoivent aucune sanction.

Le CARA de Crotone peut accueillir jusqu'à 641 migrants et figure donc, selon les spécifications du ministère de l'intérieur, parmi les plus grands centres d'accueil d'Italie. Les ressources et le personnel sont prévus pour ce nombre-là, mais l’été – en raison de l'intensification des débarquements de migrants – il peut y avoir jusqu'à 1.400 personnes dans le centre.  

Les sommes allouées par le ministère pour les centres d'accueil ont été revues en 2021. Néanmoins, elles ne permettent que de faire face aux situations urgentes, et pas d’organiser un premier accueil décent et une prise en charge connexe des migrants accueillis.

Malgré les contraintes budgétaires, l'organisme gestionnaire du camp, ici la Croix-Rouge, n'a la responsabilité directe que de quelques lots. Par exemple, elle est chargée de la gestion sociale et sanitaire mais pas de l'entretien ou du nettoyage des pièces où sont logés les migrants. Souvent, les appels d'offres pour l'attribution des différentes prestations dans les CARA sont très flous, privilégiant les adjudications au prix le plus faible (jusqu'à 40 % de moins). 

Ce flou dans les appels d'offres permet aux gagnants du marché (du nettoyage à la maintenance, etc.) de pouvoir prétendre que ce service, même minime, n'est pas couvert par l'appel d'offres, n'est pas de leur responsabilité, et n'est donc pas dû.

Concrètement, les organismes de gestion bien intentionnés font des pieds et des mains pour garantir un traitement humain et non dégradant des hôtes, au risque de perdre leur gestion économique. Tandis que des prestataires sans scrupules gagnent de grosses sommes d'argent sur le dos des migrants (...)


Les mineurs étrangers non-accompagnés

A Crotone, entre 25 et 30 % des hôtes du CARA sont des mineurs étrangers non accompagnés (Minori Stranieri Non Accompagnati – MSNA). Ils bénéficient d'une plus grande protection, mais sont aussi les principales victimes de l'involution du système d'accueil.

Ces mineurs sont censés rester au CARA pour un maximum de 48 heures. Mais il n'existe aucun service qui leur soit dédié, et la grave insuffisance des places de second accueil pour eux fait qu'ils sont parqués dans le CARA pendant des mois, sans possibilité de sortir du centre (contrairement aux adultes) et sans occupation autre que des cours d’italien.  

Certains commissariats considèrent également comme des MSNA ceux qui ont atterri chez un oncle ou un parent adulte. Ceci  augmente leur nombre et déchire des familles dans lesquelles, par exemple, un père avait confié son propre fils à son frère pour le voyage de l'espoir.

Si les mineurs ont besoin de services médicaux hors du centre, ils doivent rester avec un accompagnateur en permanence. Cette situation entraîne un gaspillage de ressources humaines et complique l'organisation des quarts de travail avec un personnel déjà surchargé.

Il existait un service de second accueil, le SPRAR (Sistema di Protezione per Richiedenti Asilo e Rifugiati - Système de protection des demandeurs d'asile et des réfugiés). Celui-ci  a été supprimé par le ministre de l'Intérieur Salvini et n'a jamais été rétabli. Le SPRAR permettait d’accéder à des services visant à l'intégration, à la formation et à l’insertion professionnelle. 

Le seul service de deuxième accueil actuellement en vigueur est le le Sistema di Accoglienza Integrata (Système d'accueil intégré) qui n'est toutefois accessible qu'aux migrants déjà titulaires du statut accordé par le formulaire C3. 

Le sort des migrants est donc de rester dans les centres de premier accueil, dans les conditions que nous avons décrites, pendant un an en moyenne. 


Locaux sous-équipés et manque aigu de travailleurs sociaux

À Crotone, les bureaux et les réfectoires sont suffisamment propres. C’est différent pour les autres zones du camp, qui semblent être des no man's land. Locaux mal conçus et non meublés, toilettes communes sales… C'est là aussi la conséquence des appels d'offres approximatifs. 

De nombreux modules de logement sont impropres à cette utilisation (par exemple, absence de portes et de fenêtres ou de climatisation. C'est pourquoi la capacité d'accueil a été réduite à 641 places, contre 1.200 à l'origine. Toutefois, ces modules sont parfois utilisés par les migrants et dégradés. J'imagine que ceci est très prononcé pendant les mois où le centre est surpeuplé. Par ailleurs, les préfabriqués que j'ai vu sont gravement sous-équipés (lits de camp, ou simplement matelas).

Les éducateurs professionnels et les médiateurs culturels sont très peu nombreux, pour un total de 42 heures par semaine. C’est ce qui est prévu par la loi pour les centres d'accueil d'une capacité de 601 à 900 places.

Pourtant, vu la multitude des langues parlées par les migrants, la médiation linguistique est d'une importance capitale pour la prise en charge sanitaire et sociale des migrants. 

Il y aurait tant de choses à améliorer, si nous voulons pouvoir nous considérer comme un pays civilisé. Mais nous risquons surtout, au cours des cinq prochaines années, d'assister à un nouveau démantèlement des services d'accueil. 

C’est pourquoi il m'a semblé important de venir à Crotone et de coucher sur le papier ce que j'ai vécu. Il y a tellement de choses positives ici, mais aussi tellement de choses à améliorer. Si le démantèlement que je redoute se produit, ce serait une infamie inacceptable, et il nous faudra la combattre.


Michele Usuelli


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Notes :

1- « Les requérant(e)s d’asile en Grèce et en Italie, qui remplissent les critères de sélection, peuvent s’inscrire au programme de relocalisation. Les pays européens qui expriment leur disponibilité à recevoir des groupes de requérant(e)s d’asile, reçoivent alors une liste de participant(e)s potentiel(le)s. L’État vérifie ensuite que les bénéficiaires ne représentent pas une menace à la sécurité.
Il faut noter que les requérant(e)s d’asile ne peuvent pas choisir leur pays de destination. Les compétences linguistiques, la présence d’autres membres de la famille ou d’autres liens culturels ou sociaux sont pris en compte par les autorités du pays qui désire accueillir ces requérant(e)s d’asile. Les personnes qui n’acceptent pas la relocalisation retournent dans la procédure d’asile grecque ou italienne.»
(source : https://switzerland.iom.int/fr/relocalisation)

2- https://www.immigreer.it/