Jean-Michel Chollet est chirurgien viscéral et digestif. Fraîchement retraité, il a souhaité s’impliquer activement dans un projet humanitaire. Aidé d’un confrère et ami, il a mis sur pied la première Unité de soins palliatifs de l’île Maurice.
XIXe siècle. Caroline Lenferna de Laresle est une femme mauricienne de caractère. Lorsqu’un nouvel évêque tente de freiner le développement de la congrégation que la religieuse – rebaptisée Mère Marie-Augustine – a créée, celle-ci décide de se rendre à Rome. Et tant pis pour l’autorisation dudit évêque. Désormais, les quelques dizaines de Sœurs de charité de Notre-Dame du Bon et Perpétuel Secours, le seul ordre monial ayant vu le jour à l’île Maurice, seront placées directement sous l’autorité du Pape.
Né en 1850, cet ordre se développa rapidement. Sur l’île, les sœurs furent les pionnières des institutions charitables. Elles y fondirent des orphelinats, écoles, dispensaires, hospices, et même une léproserie et un hôpital pour marins. Lors de l’épidémie de choléra de 1855, les sœurs n’hésitèrent pas à se rendre au chevet des malades.
Aujourd’hui présente dans cinq pays d’Europe, dont la France, mais aussi en Asie, en Afrique et en Argentine, la congrégation est toujours dirigée par une mère supérieure installée à Rome. Elle est venue à l’île Maurice en 2018 pour comprendre notre projet. Ensemble nous avons rencontré l’Ambassadeur de France, l’Ordre des Médecins et d’autres institutions. Avant de repartir, elle nous a simplement dit : «J'étais inquiète, me voici rassurée.» La confiance qu’elle nous accorde depuis est providentielle ; elle s’est traduite par de précieux investissements de la congrégation au profit de ce projet. Je me dis parfois que Mère Marie-Augustine veille sur nous.
J’étais chirurgien viscéral et digestif à l’Hôpital Privé d'Antony : 400 lits, un plateau technique moderne… Une vraie Rolls. Je savais qu’à la retraite je m’engagerai dans une activité bénévole, mais la médecine de guerre ou de catastrophe ne m’attirait pas.
L’Île Maurice, j’y vais depuis 25 ans. J’ai là-bas des attaches très fortes; un ami m’a suggéré de réfléchir à un projet qui donnerait envie aux médecins mauriciens de revenir sur l’île après leurs études. Généralement, ils et elles se forment en France – à Bordeaux ou Montpellier, pour certains aux USA, en Inde ou en Afrique du Sud – et ils y restent. Cet ami m’a amené dans une petite clinique, située au centre de l’île, sur les hauteurs, dans la ville de Curepipe.
Deux niveaux, 23 lits. La Nouvelle Clinique Ferrière ressemble à une clinique française des années 1950. Les chambres sont exiguës. On y trouve pourtant un matériel correct : vidéo-endoscope, colonne de cœlioscopie, radiologie conventionnelle et échographie. Le bloc opératoire comporte deux salles d’opération, où sont réalisées des chirurgies générale et digestive, orthopédiques ou gynécologiques. La modeste maternité - une salle de travail et deux chambres - totalise en moyenne 200 accouchements par an.
La clinique appartient aux sœurs du Bon et perpétuel secours, qui en assurent le fonctionnement. Ce qui frappe dès l’entrée, c’est la présence de la religion : statue de la Vierge Marie, crucifix aux murs et religieuses en habit. Pourtant la clinique accueille sans distinction toute la population avoisinante, véritable patchwork confessionnel ; l’île Maurice compte plus d’un million d’habitants, dont 50% environ d’hindouistes, 30% de chrétiens essentiellement catholiques – et 17% de musulmans.
Ici, la patientèle est familiale. Un tiers des patients à peine ont une assurance santé. Les personnes sans ressources sont soignées via un financement par des œuvres caritatives. Nous sommes loin des grandes structures privées ultra-modernes que compte l’île par ailleurs. Depuis des années l’activité de la clinique ne cesse de faiblir, et les sœurs cherchaient une manière de la pérenniser.
Nous avons réfléchi à différents projets : créer un service de chimiothérapie, de chirurgie ambulatoire ou encore de médecine préventive… La connotation religieuse du lieu m’a aiguillé vers un service de soins palliatifs ; j’ai alors appris que sur l’île il n’en existait aucun. En tant que chirurgien, souvent confronté à des patients atteints de cancers de sombre pronostic, je sais à quel point les soins palliatifs sont une spécialité à part entière.
À Maurice, les patients en fin de vie meurent généralement chez eux, dans des conditions épouvantables. Toutes les familles sont concernées. Plus qu’une coutume, c’est la conséquence de l’absence de structure et de formation spécifiques. Il existe bien sûr des services de cancérologie, mais en phase terminale les patients sont suivis à domicile, souvent par leur médecin traitant contraint de «bricoler» un accompagnement. Même les médecins spécialistes sont démunis. Ces patients sont essentiellement atteints de cancers (80%), parfois de pathologies neurodégénératives ou d’insuffisance cardiaque ou respiratoire.
Ainsi est né ce projet, qui répondait parfaitement à notre cahier des charges : créer un service novateur et en adéquation avec la dimension religieuse de la clinique, avec un investissement raisonnable. Les sœurs ont aimé ce projet ; elles y pensaient depuis longtemps mais n’avaient pas osé se lancer. Avec courage et détermination, elles se sont totalement investies dans celui-ci.
Les soins palliatifs, je n’y connais pas grand-chose. Ma seule certitude, c’est qu’accompagner la fin de vie est un art qui ne s’improvise pas. J’ai fait appel à Claude Grange, ami de très longue date et référence dans le domaine. Suite à un drame personnel, Claude s’est tourné vers les soins palliatifs il y a plus de 20 ans. ll a créé un Diplôme Universitaire (DU) et écrit un livre1. Claude consacre une large part de son temps à la formation, et dirige par ailleurs l'Unité de soins palliatifs de l’hôpital de Houdan. Il a accepté de former bénévolement les futurs soignants de cette unité. Chaque année, Claude assurera un enseignement de deux semaines, suivi six mois plus tard d’une session consacrée au retour d’expérience.
Notre projet, ambitieux, repose sur un triptyque :
Restait à trouver les médecins mauriciens qui accepteraient de travailler dans cette nouvelle unité. Nous avons d’abord contacté un praticien Mauricien, déjà formé aux soins palliatifs, qui exerçait à la Réunion et cherchait à se rapprocher de sa famille. Opération réussie : il sera le futur chef de service. Ensuite, pour constituer l’équipe médicale, nous avons recruté deux jeunes médecins mauriciens en formation à Bordeaux.
Concernant l’équipe soignante, nous devions trouver des personnes intéressées par la pratique palliative et prêtes à suivre la formation. Nous avons d’abord créé un fascicule pour expliquer les spécificités du travail dans ce type d’unité. Cela nous a permis de sélectionner plusieurs binômes (infirmière et aide-soignante). Nous souhaitions que cette nouvelle équipe soit encadrée par une professionnelle déjà expérimentée ; nous avons eu la chance de pouvoir recruter une infirmière française, dotée d’une solide expérience en soins palliatifs, qui vient s’installer durablement à Maurice pour accompagner son conjoint.
Le projet initial consistait à fermer la maternité pour récupérer les locaux. Nous aurions alors pu dédier tout le premier étage de la clinique à ce nouveau service. Nous nous sommes rapidement rendus compte que les rénovations nécessaires pour ce type d’activité n’étaient pas envisageables : chambres trop petites, sanitaires inadaptés, et impossibilité technique de casser certains murs.
Nous avons donc décidé de créer ex nihilo un nouveau bâtiment, collé à l’ancien, sur le terrain de la clinique. Il comprendra douze chambres individuelles modernes dotées d'un lit pour les accompagnants. Il y aura également un espace pour les familles, un coin cuisine et un salon. C'est le type de structures que nous trouvons en France. Bien sûr, le budget n'était plus le même. Il est passé de un à trois millions d'euros… Une belle somme à trouver ! Pour les sœurs, soucieuses de garder la main sur le fonctionnement de la clinique, il était exclu de recourir à des investissements extérieurs. Nous avons donc réfléchi à un financement autonome.
Je ne connais rien au «business plans». Un grand merci, au passage, à mes amis chefs d’entreprise qui m’ont aidé. Grâce à eux, l'aspect financier est quasiment bouclé. Outre les travaux, il fallait disposer d’une trésorerie suffisante pour couvrir plusieurs mois de fonctionnement. Les sœurs pensaient ne pas avoir de telles ressources financières. En insistant un peu, nous avons découvert qu'elles possédaient un terrain qu'il suffisait de vendre. Pour le complément, elles ont emprunté à la banque.
Ensuite nous nous sommes tournés vers les autorités de tutelle, en l'occurrence le ministère de la Santé. Il ne finance que des structures relevant du service public, or la clinique est privée. Pas de financement de ce côté, donc, mais par contre nous avons obtenu facilement les autorisations requises. Le ministère était vraiment conscient de l'intérêt de notre démarche ; tout le monde à Maurice est concerné à un moment ou un autre par la fin de vie à domicile.
À Maurice, 25 à 30% des personnes ont une assurance maladie privée. Les autres sont soignées gratuitement dans les structures publiques. Le niveau de soins y est très moyen et, dans l’ensemble, les locaux et le matériel sont vétustes. Les soins palliatifs n’existant pas sur l'île, ce type de prestation n’était pas prévu dans les contrats privés. Nous avons donc rencontré tous les assureurs, qui ont accepté de créer une enveloppe spécifique. Ils nous ont demandé de fixer des critères d’admission dans ce type d’unité (pathologies) et d’autres pour «labelliser» les structures.
Nous avons également réalisé un questionnaire parmi la patientèle de la clinique, qui pour la grande majorité ne dispose pas d’assurance privée. 25 à 30% de ces personnes sont prêtes à financer de leur poche des soins palliatifs pour leurs proches, afin qu’ils meurent dans la dignité. Les patients sans aucune ressource seront aussi pris en charge ; nous avons créé une fondation pour pouvoir recevoir des dons. Claude a une grande expérience dans le domaine : il nous a expliqué que les familles sont très souvent reconnaissantes après l'accompagnement de leur proche et veulent faire un don.
Ce projet a quelque peu «aiguillonné» le ministère de la Santé, qui depuis a ouvert un service de soins palliatifs public. Une belle initiative, mais qui ne correspond pas du tout à notre projet : celui que nous avons visité était composé d’une salle commune avec dix lits, sans paravents, dans un coin de l'hôpital. Je vous laisse imaginer l’hallucinante promiscuité à l’heure des visites. Ce service ne dispose ni de médecins ni de soignants spécifiquement formés ; le centre de formation que l’on met en place sera d’autant plus crucial.
Notre objectif, c’est de proposer une approche palliative la plus précoce possible, pour améliorer la qualité et la durée de vie du patient. La prise en charge médicale sera assurée par le chef de service, qui connaît déjà les soins palliatifs, et les deux jeunes médecins qui seront formés par Claude. Ils travailleront en collaboration avec les médecins gériatres et les médecins traitants des patients.
La consultation médicale aura lieu soit à la clinique soit à domicile. Elle pourra être demandée par la famille ou le médecin traitant. Il faudra alors définir si le patient peut recevoir un traitement spécifique chez lui, tout en étant très entouré par les soignants. Cette première consultation d’évaluation sera gratuite. Nous voulons «mettre le paquet» sur les soins à domicile, car ceux-ci sont moins coûteux pour les familles et correspondent généralement à la demande des patients.
Le médecin de l’unité sera là pour conseiller le MT, pas pour le remplacer. Il viendra au domicile aussi souvent que nécessaire. Une infirmière sera chargée de l’administration des traitements et des pansements éventuels. L’aide-soignante réalisera les soins de nursing, et veillera à l’alimentation et l’hydratation des patients. Une diététicienne fera aussi partie de l’équipe, ainsi qu’un kiné et une psychologue.
Si l'état du patient le nécessite, et en accord avec la famille, le patient sera pris en charge dans l’Unité. L'équipe fera en sorte que ce soit temporaire : le temps par exemple de traiter une complication intercurrente (déshydratation, infection, etc…) ou un symptôme résistant (douleur).
La prise en charge spirituelle et religieuse est primordiale pour ces patients, qui se rapprochent souvent de leur religion à la fin de leur vie. Quelle que soit cette religion, ils doivent pouvoir vivre leurs rites. Nous assurerons le passage de visiteurs spirituels catholiques, protestants, musulmans, hindous, juifs et bouddhistes.
Le nouveau bâtiment devait ouvrir en août 2020. Malgré la Covid le chantier avance et la livraison est désormais prévue pour fin mars 2021. Nous espérons une ouverture début mai. Je me rendrai sur place pour six semaines à ce moment-là.
Nous ne sommes que de passage et nous voulons que ce projet reste mauricien. Ce n’est pas à nous, médecins français, de faire vivre ce projet. Nous voulons simplement lui donner les moyens de se pérenniser, puis nous nous retirerons. Claude s’est engagé à former des personnes pendant deux ans ; ensuite celles-ci seront à leurs tours capables d’en former d’autres. Il reviendra de temps à autre pour faire un audit ou améliorer un protocole, c'est tout.
Pour ma part, je n’aurai plus de rôle à jouer si ce n’est, peut-être, de faire la promotion de l’USP dans les pays voisins. J’aurai eu cette chance de vivre un projet exaltant, d'apprendre tant de choses dans des domaines dont j’ignorais tout. La chance aussi de retrouver Claude, et de travailler aux côtés des sœurs du Bon et Perpétuel Secours, qui sont des femmes remarquables. Le tout, sous le regard bienveillant – je crois ! – de Mère Marie-Augustine.
Notes :
1- Médecin de l'inguérissable
Un récit très personnel qui relate l'évolution de Claude Grange suite à la perte de son enfant. Dès lors, il s'est consacré aux soins palliatifs.