Le Dr Bianco a publié le texte ci-dessous sur Facebook quelques jours après l’arrestation du chef des urgences d’un hôpital de Lombardie. Ce dernier est accusé d'homicide volontaire pour avoir administré intentionnellement à deux patients atteints de la Covid-19 des doses létales de succinylcholine et de propofol, hors de toute procédure, en mars 2020. Ces substances sont normalement utilisées pour faciliter l'intubation et provoquer l'anesthésie.
L'enquête judiciaire porte également sur trois autres cas. Selon les enquêteurs, le médecin aurait ensuite tenté de dissimuler l'administration de ces substances. Des extraits de l'acte d'accusation ont été publiés dans un journal local.
À l'époque des faits, l'hôpital où exerçait ce médecin accueillait 570 patients atteints de la Covid-19. Le système de santé italien était au bord de l'effondrement. En Italie, le bilan atteignait alors jusqu'à 1.000 décès par jour, dont plus de la moitié en Lombardie.
Le Dr Bianco a accepté que nous reproduisions ce texte. Il nous a précisé : « Cette affaire a suscité l'indignation et la colère de notre profession et mes mots lui ont donné une voix ».
Accuser un médecin d'avoir tué un patient. C’est le scoop journalistique par excellence, celui guetté par les vautours qui hantent certains médias. L'impact morbide est immédiat. Ces histoires-là se propagent sur les réseaux sociaux comme des traînées de poudre… En comparaison, même le coronavirus passe pour un petit joueur. Ces histoires-là sont parfaites pour titiller la haine du peuple contre une caste.
Qu’importent les détails. Qu'importe ce qui viendra après, bien plus tard. Qu’importent les explications sur le pourquoi du comment, sur l’enchaînement des faits. Tout ceci sera relégué au fin fond du journal, quelque part en bas de page sous les nécrologies.
Seul le titre restera gravé au fer rouge dans l'âme du médecin, sa condamnation sans défense, sa mise au pilori médiatique. Ce cri qui touche le peuple au ventre : le médecin, moi, toi, nous tous, nous avons tué un patient.
4 heures, le téléphone sonne. Est-ce déjà le réveil ? C'est l'hôpital, je dois opérer en urgence. Un abdomen aigu. La dame est très âgée. Je lutte pour m'habiller. Mes filles dorment, le chien soulève une paupière mais se rendort aussi.
Je quitte la maison aussi agile qu'un voleur de sommeil, espérant juste avoir emporté au moins mes sous-vêtements, et mes clés de voiture. Sous la pluie je me précipite à l'hôpital, vigilant à chaque carrefour.
Tout le monde est prêt dans la salle d'opération. La grand-mère est étendue, si fragile et depuis si longtemps, depuis des années. Nous sommes tous autour d’elle, tous là pour la réconforter, unis par cette même pensée : elle est notre grand-mère à tous, chacun doit donner le meilleur de lui-même.
C'est une dame si âgée. 92 ans. Qui me fait faire cela ? Le risque qu'elle ne survive pas est réel. Si elle meurt, diront-ils que je l'ai tuée ? Je reviens à moi, à elle. Nous sommes prêts, je regarde l'anesthésiste rivé au moniteur, je suis calme. J’incise.
Nous tous, médecins, nous avons appris à utiliser la science et la conscience. Nous travaillons ainsi. Nous avons étudié, c'est notre métier, nous en connaissons les sacrifices, c'est notre passion, aucun d'entre nous ne hurle à la lune et nous sommes bien sûr «richement» payés (cette nuit je vais gagner plus de 20€ de l’heure). Mais, au moins, affirmons haut et fort que nous ne sommes pas des tueurs en série. Nous sommes des hommes, des femmes, nous sommes des pères et des mères, nous sommes des médecins.
C'est un signe de civilisation, dans un pays qui est civilisé et où le droit et le devoir vont de pair que d'exiger la prudence dans les enquêtes journalistiques, la rigueur dans le choix des sources et le respect de la forme lorsqu'un médecin ou un professionnel quel qu’il soit, fait l'objet de l'accusation la plus infâme, l'homicide volontaire. Car le stylo peut faire autant de mal qu'un scalpel lorsqu'il est utilisé sans science et sans conscience.
L'opération est terminée. Il est 7 heures . La mamie est vivante. Aujourd'hui je ne serai pas ce monstre à mettre en première page, pas cette fois, pas encore, je peux être heureux. Mais il est trop tard pour emmener mes filles à l'école, ce soir elles vont m’en vouloir. Elisa me dira une fois de plus «Tu es toujours dehors, papa, y’en a marre.» Et j’inventerai une autre histoire, où le médecin est le héros. Elles aiment les histoires de héros.
Je vais prendre le petit déjeuner, je crois que je le mérite. Il est 8 heures, ma journée de travail commence bientôt. C'est un nouveau jour. Je ne suis pas un héros, je fais juste mon devoir.
Mais ce pays est-il civilisé ?