Le Société italienne de médecine narrative (SiMeN) vient de publier un rapport sur son projet «R-Esistere : respiro, ricordo, racconto» 2 (Résister : respirer, se souvenir, raconter). Lancé le 13 mai 2020, R-Esistere fut d’abord une plateforme destinée à recueillir les récits de ceux - soignants et patients - qui ont vécu l'expérience de la pandémie : maladie, traitement, guérison, décès. Les personnes étaient invitées à se souvenir d'un moment, d'une émotion, d'une personne, d'un lieu et à raconter une ou plusieurs histoires du point de vue des médecins ou des infirmier.e.s, mais aussi de celui des patients et de leurs familles.
Stefania Polvani, la présidente de la SIMeN, est une sociologue rattachée à l'Azienda USL [équivalent de l’ARS] de Toscane. Elle déclarait en mai «Ces derniers mois, nous avons manqué d'oxygène, chacun de manière différente : nous sommes témoins involontaires d'un temps suspendu, nous nous sommes sentis éloignés de notre passé, nous ne ne voyions plus d'avenir. Nous avons dû faire face directement à nos émotions. C'est dans ces moments-là, entre la peur et le courage, l'héroïsme et l'isolement, que le projet R-Esistere veut essayer de donner une voix aux sentiments contrastés de désespoir et d'espoir qui nous ont accompagnés durant cette pandémie, et que nous continuerons probablement à vivre.»
R-Esistere a d’abord permis de briser l’isolement de certains, qui ont pu partager leurs récits. Ces récits ont ensuite construit une mémoire collective. Ils ont enfin été analysés selon des méthodes rigoureuses, incluant une recherche qualitative et des données quantitatives. Cette analyse fournit un «instantané» de ce que nous avons vécu, de la réalité des personnes au-delà des chiffres. Elle met en évidence des pistes pour revoir les organisations, les procédures, les protocoles et les méthodes de formation des travailleurs de la santé.
Le premier rapport du projet R-Esistere 3 s'attache aux récits des médecins, des infirmières et du personnel de santé impliqués dans les soins d'urgence. Au total, 112 histoires ont été récoltées et publiées sur deux sites internets différents, dont 87% sur Vissuto intensiva [Vécu intensif], site dédié aux professionnels des soins intensifs. C’est surtout la phase aiguë - mars et avril - qui a été relatée. A travers leur expérience, leurs émotions et réflexions, ces soignants ont vécu un processus cathartique. Ce qui ressort de ces récits, ce sont les efforts que les soignants ont dû fournir et leur besoin de partager leurs expériences.
Les critiques envers la gestion et à l'organisation des soins d’urgence sont marginales. La quantité de propositions en termes d’organisation est faible ; cela suggère un sentiment d'impuissance généralisé. Les contributions ont toutefois permis de dégager quelques propositions constructives - en termes de gestion ou de formation - sur la manière de se préparer à ce type de crise, soudaine et extrême.
Les personnes ayant répondu sont principalement des médecins (49%) et des infirmières (44%), répartis presque également entre les sexes (femmes 53% et hommes 47%). Les récits provenaient principalement des régions les plus touchées par la pandémie dans le nord (48,9%) et le centre (43,3%) de l'Italie. Les trois régions les plus représentées sont la Lombardie (27,1%), l'Émilie-Romagne (22,2%) et la Toscane (9%).
Au centre des histoires se trouvent les patients qui arrivent aux soins intensifs. Ils y passent souvent leurs dernières heures de vie, assistés de médecins et d’infirmières protégés par des combinaisons, masques et visières. La voix passant mal ces protections, ce sont les yeux qui deviennent un moyen de communication avec les collègues et les patients. Des termes reviennent fréquemment, en rapport avec l'organisation concrète des services : les gardes éreintantes, la nuit qui n’en finit jamais, la fatigue qui s'accumule, la peur omniprésente. Le mot «maison» est l'un des plus récurrents.
Dans ces récits, le champ lexical de la guerre est très présent. «Bataille», «tranchée», «ennemi» sont très présents. Les soignants s'identifient à des combattants en première ligne contre un ennemi invisible, un «monstre inconnu», une «bête» qui bouleverse leur vie et celle des patients. Une autre image récurrente est celle du «tsunami» qui a balayé la vie de chacun.
Autre réalité qui émane de ces récits, la solitude des patients face à la mort, privés d'êtres chers et d'adieux. «Et voilà que les membres de la famille ne peuvent ni voir ni toucher leur proche pour la dernière fois. Ils ne peuvent plus jamais le voir, même pas à l'enterrement. Une fois décédés, les corps sont emportés avec toutes leurs sondes qui NE SONT PAS ENLEVÉES. Ils sont enterrés comme cela, enveloppés dans un drap imbibé d'alcool et placés dans le cercueil. Il n'y a aucune dignité dans cette mort.» Pourtant, c'est souvent par une note d'espoir que se terminent ces récits : l’envie que tout cela passe, que ce terrible moment ne soit plus qu'un souvenir.
La première exploration de ces histoires fait ressortir le fait que les soignants se sont retrouvés à intervenir sur un territoire identitaire, émotionnel et relationnel dépourvu de règles et de rituels. Ils étaient dénués d’outils pour gérer l'impact émotionnel. S’ils ont, pour la plupart, réussi à se protéger contre une contamination, ils n’ont pas pu se préserver d’une tristesse écrasante face aux décès sans rites ni adieux.
Afin d'éviter que leur sentiment de vide ne reste tapi dans l’ombre, il est important de favoriser les processus collectifs de création de sens. Le projet R-Esistere et les initiatives similaires qui ont encouragé le partage d’expérience représentent une réelle opportunité. Encore faudrait-il qu’elle soit développée au niveau des structures hospitalières les plus exposées.
L’analyse de ces récits permet de prendre conscience en profondeur de ce qui s'est passé, de recueillir des propositions utiles, d'imaginer de nouvelles perspectives. Pour les soignants, il serait souhaitable de les sensibiliser aux avantages de la narration, pas uniquement dans le cadre d’un projet comme celui-ci mais de façon pérenne. Nombre d'entre eux sont aujourd'hui émotionnellement et physiquement épuisés, vidés de leur énergie vitale, incapables d’avoir de nouveaux projets. Cela témoigne d’une carence structurelle qui va au-delà du drame contemporain.
La médecine est désormais technologique et factuelle avant tout. Certains médecins ont ressenti le besoin de retrouver la relation médecin-patient, où la narration de sa pathologie par le patient est considérée par le médecin au même titre que les signes et symptômes cliniques. Cette «médecine narrative» ne se réfère pas seulement à l'expérience du patient, mais aussi à celle du médecin et à leur relation. Elle permet de développer un parcours de soins personnalisé et approprié, en accord avec les indications de la médecine factuelle. Elle contribue aussi à améliorer l'alliance thérapeutique et la participation des patients. Une définition fut élaborée en 2014 lors de la Conférence de consensus organisée par l'Institut supérieur de la santé et le Centre national des maladies rares italiens. Elle concernait notamment les maladies dégénératives rares et chroniques :
«Avec le terme de médecine narrative, nous entendons une méthodologie d'intervention d'assistance clinique basée sur une compétence communicative spécifique. Le récit est l'outil fondamental pour acquérir, comprendre et intégrer les différents points de vue des personnes impliquées dans la maladie et le processus de soins. L'objectif est la construction commune d'un parcours de soins personnalisé (care story). La médecine narrative s'intègre à la médecine factuelle (EBM) et rend les décisions cliniques et de soins plus complètes, personnalisées, efficaces et appropriées (...) Les personnes, à travers leurs histoires, deviennent les protagonistes du processus de traitement.»
La médecine narrative fournit donc des outils pratiques et conceptuels pour comprendre le patient, sa maladie et la relation humaine qui se crée entre le médecin et le patient. Elle permet aux professionnels de santé de développer leurs capacités d'empathie, de réflexion et d'écoute afin de prendre soin de la personne avec ses émotions.
La maladie elle-même est racontée par le patient selon un schéma historique - «d'abord j'étais bien, puis j'ai commencé à tomber malade, alors je me suis soigné et finalement...» L'«histoire clinique» est aussi un récit, celui que le médecin batit sur la base de son expertise médicale et scientifique. Les faits relatés dans le dossier médical ne sont pas les mêmes que les faits relatés par le patient, mais ils ne sont ni plus ni moins vrais que ceux-ci. Chaque histoire exprime une perspective. Le récit du médecin se concentre généralement sur les informations biomédicales ; celui du patient comprend également des aspects psychologiques, sociaux, culturels, existentiels et biographiques.
La médecine narrative - même si elle a une connotation «qualitative» - ne nie pas l'approche scientifique. Au contraire, elle utilise des procédures et des protocoles aussi rigoureux et répétables que possible, à savoir :
1- Un cadre défini :
2- Une méthode, qui comprend :
Dans ces trois cas, il est possible d'obtenir des données qualitatives et quantitatives, ce qui permet de mettre en place des études statistiques. L'analyse de contenu exige une formation spécifique de l'enquêteur, mais est en mesure d'offrir un profil très détaillé du récit examiné.
Notes :
1- Traduction de deux extraits de textes publiés sur Vissuto intensiva.
2- La Société italienne de médecine narrative (SIMeN) a été fondée en 2009, dans le but de ramener les récits au centre des parcours de soins. Elle vise à promouvoir le débat et la recherche scientifique sur la médecine narrative et constitue un pôle scientifique national qui rassemble tous les acteurs concernés - de la santé publique à l'université et aux professionnels - pour être un point de référence pour les différentes initiatives qui sont menées en Italie.
3- https://www.resistere.medicinanarrativa.it/