Carrie, que l’on sait rongée par un trouble bipolaire, est allongée sur un lit d’hôpital. Elle est sur le point de recevoir une électroconvulsivothérapie. Saul, son mentor, fait tout pour l’en dissuader ; il passe en revue tous les poncifs sur cette thérapie. Mais Carrie démonte point par point ses arguments : si elle connaît la radicalité de ce traitement, elle en sait également l’efficacité.
Vous connaissez Carrie. Il s’agit de Carrie Anne Mathison, personnage central de la célèbre série Homeland. Au-delà de l'intérêt de la série en elle-même, Homeland s’inscrit dans une mouvance nouvelle au cinéma et dans les séries : dépeindre la maladie psychique avec réalisme, sans fard ni fantasmes. Nous sommes très loin des fictions où le «fou» était forcément malfaisant.
De John Rambo dans First Blood à Brian dans Mysterious Skin, de John dans Un homme d’exception à Denis dans Spider, de Tony dans The Sopranos à Justine dans Melancholia… Autant de personnages dont la pathologie est traitée avec une certaine justesse - malgré les évidentes nécessités de la fiction - ce qui nous permet de mieux comprendre la réalité des troubles psychiatriques.
«Durant les études de médecine, la psychiatrie est la cinquième roue du carrosse» nous confie le Dr Vincent Ropars, généraliste à Brest. Puisque les films et séries renvoient désormais une image plus fidèle des troubles psychiques, ces fictions peuvent-elles jouer un rôle dans la formation des médecins généralistes ? Avec les patients et leur entourage, sont-elles des supports de médiation utilisables à des fins d’éducation thérapeutique, de reconnaissance et d’acceptation de la maladie ?
Cette thèse est défendue par le Dr Christophe Debien. Psychiatre au CHU de Lille et co-créateur de la chaîne YouTube Le PsyLab, il est aussi l’auteur de l'ouvrage Nos héros sont malades1. «Les médecins généralistes sont comme nous tous. Ils sont influencés par ce qu’ils voient dans la fiction. Il n’est pas impossible qu’ils aient autant d’aprioris négatifs que le reste de la population dans leur représentation des troubles psychiques. D’autant que ces aprioris sont véhiculés par les discours politiques et médiatiques.»
Les œuvres de fictions ont longtemps réduit les troubles psychiques à des stéréotypes ; la tendance actuelle est à une réelle documentation. Pour Christophe Debien il est tout à fait possible d’exploiter des extraits de films pour illustrer les symptômes de telle ou telle pathologie. «Par exemple, le film de Lodge Kerrigan Clean Shaven représente extrêmement bien des signes de la schizophrénie comme les hallucinations acoustico-verbales ou la dysmorphophobie. La première saison de The Sopranos ou le film The Hours de Stephen Daldry sont particulièrement efficaces pour montrer les différents aspects de la dépression.» détaille le psychiatre cinéphile.
Ce point de vue est partagé par les auteures de l’article «Schizophrénie au cinéma: représentations et actions de déstigmatisation2». Elles indiquent que «certaines scènes très réalistes pourraient être un support pertinent d'enseignement, sur le modèle de la cinemeducation3. Le modèle du ciné-débat est appelé à se développer.» Cette démarche s'inscrit en effet dans une tradition anglo-saxonne bien ancrée. Christophe Debien s’est par exemple inspiré de travaux américains, dont l’ouvrage déjà ancien Psychiatry and the Cinema publié en… 1987. Plus proche de nous, nous constatons un engouement des médecins généralistes et des psychiatres pour les vidéos de la série «Psychoptik» ; disponibles sur la chaîne Youtube du Psylab, elles expliquent un concept-clé de la psychiatrie grâce au cinéma, aux séries et au jeu vidéo.
La fiction peut être aussi un outil de médiation entre le médecin généraliste et son patient. Ce dernier a le plus souvent une représentation stéréotypée des troubles psychiques à laquelle se heurte le praticien. «Nous avons besoin de voir les patients plusieurs fois, pour déconstruire beaucoup d’idées reçues. Certains d’entre eux opposent une forte résistance à la prise en charge et, par exemple, au traitement par antidépresseurs.» précise le Dr Ropars. Le recours aux œuvres de fiction peut alors s’avérer judicieux.
Vincent Ropars a choisi d’utiliser la bande dessinée. Il développe une «bibliothérapie», liste participative d’œuvres du 9e art qui peuvent être utilisées à des fins d’éducation thérapeutique. «Cet aspect est souvent négligé, surtout lorsqu’il s’agit de pathologies psychiques. La BD peut nous fournir des supports.» ajoute-il. Le médecin recommande par exemple Goupil ou face (de Lou Lubie) pour évoquer la bipolarité cyclothymique ou encore Chute Libre (de Mademoiselle Caroline) pour aborder la dépression post-partum. «Les patients ont souvent du mal à comprendre qu’ils puissent être touchés par des dépressions non-réactionnelles. Nous devons faire preuve de beaucoup de pédagogie pour leur faire comprendre que ça peut tomber sur n’importe qui, même sur une personne “qui a tout pour être heureuse” ».
«La fiction rend la maladie psychiatrique plus visible. Elle la fait rentrer dans le paysage des choses qui existent et qui n’arrivent pas qu’aux autres.» confirme le Dr Calafiore, médecin généraliste à Wattrelos. «Elle permet au patient de légitimer, pour lui-même et pour son entourage, le fait que ses troubles ne sont pas “de sa faute”, qu’il s’agit d’une maladie qu’on le soigne mais pas en se disant simplement “J’ai décidé d’aller mieux”.»
S'appuyer sur un personnage de fiction, c'est aussi pour le patient une manière de décrire au plus juste ce qu'il ressent. «Lorsque le film Joker est sorti, l’an dernier, un patient m’a dit : “Arthur Fleck 4, c’est un peu moi”» se rappelle Mathieu Calafiore. «Arthur Fleck décompense pendant tout le film sans, sans qu’il soit lui-même responsable de ce qui lui arrive.» Ses patients ont de plus en plus recours aux œuvres de fiction pour décrire leurs troubles : «Ils me parlent de personnages de livres ou de films dans lesquels ils se reconnaissent.»
Heureuse nouvelle, les films, séries et livres présentent un éventail de plus en plus large de personnages souffrant de troubles psychiques. Vincent Ropars observe par exemple que la nouvelle génération de science-fiction américaine s’inscrit davantage dans la culture queer5. Or celle-ci est par essence très inclusive. Cette popularisation des troubles psychiques sert le médecin et son patient ; en modifiant peu à peu les représentations, elle s’oppose plus généralement à la psychophobie.6
Si les œuvres de fiction mettent volontiers en lumière des héros malades, elles sont moins à l’aise avec les traitements. «Dans les fictions, on voit peu d’éléments sur l'intérêt de prendre un traitement. Il existe même, encore, une vraie défiance vis-à-vis des médicaments.» déplore le Dr Debien. Cette défiance est celle qui prédomine dans les cabinets médicaux : «Les patients ont peur de perdre le contrôle, de dormir tout le temps» regrette le Dr Calafiore. Pour lui, «La fiction véhicule encore une image trop négative des antidépresseurs ou des antipsychotiques. C’est dommage que le patient rechigne à prendre un traitement à cause de ces représentations.» conclut-il. Le traitement, l’ultime stéréotype dont la fiction devra s’affranchir.
Notes :
1- Nos héros sont malades (paru en septembre aux éd. humenSciences)
2- «Schizophrénie au cinéma: représentations et actions de déstigmatisation»
par Sophie Cervello (psychiatre), Sophie Arfeuillère (spécialiste en santé publique) et Aude Caria (psychologue clinicienne, responsable de Psycom - organisme public d'information, de formation et de lutte contre la stigmatisation en santé mentale et psychiatrie).
3- Cinemeducation : utilisation des fictions cinématographiques pour la formation initiale ou continue des médecins.
4- Synopsis : dans les années 1980, à Gotham City, Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté est agressé alors qu'il ère dans les rues de la ville déguisé en clown. Méprisé de tous et bafoué, il bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.
5- Queer : terme anglais signifiant «étrange», «peu commun»… utilisé pour désigner l'ensemble des minorités sexuelles et de genres, c'est-à-dire les personnes ayant une sexualité ou une identité de genre différentes de l'hétérosexualité ou de la cisidentité (alignement de l’identité de genre avec le sexe assigné à la naissance).
6- Discrimination à l'encontre de personnes qui ont ou sont censées avoir un trouble psychique.